
Avant l’arrivée au pouvoir de Président Muhammadu Buhari en 2015, deux fléaux sécuritaires d’importance hantaient le Nigeria parmi bien d’autres. C’étaient le terrorisme de Boko haram et le terrorisme des bouviers peuls. Tout le monde connaît l’étiologie religieuse et les ramifications internationales du premier mais l’enracinement idéologique et les objectifs politiques du second sont moins stigmatisés, parce que moins perçus.
Aujourd’hui Boko haram continue de sévir quoique avec moins d’action meurtrières qu’auparavant tandis que le terrorisme des bouviers peuls, qui a atteint son intensité de croisière lors du premier mandat de Buhari, est soudain entré dans une phase anesthésique inattendue au lendemain de sa réélection. En effet l’intention à peine voilée du terrorisme des bouviers peuls qui massacraient en toute impunité et à tour de bras des centaines de Nigérians sédentaires et souvent chrétiens était politique. Après que l’espoir suscité par l’élection de M. Buhari eut tourné à la désillusion et que dans leur ensemble les Nigérians commençaient à songer à tourner la page de ce qui leur parut comme une erreur de casting décevante, les bouviers peuls intensifièrent leurs actions terroristes. Ces actions ne dataient pas d’hier, mais leur intensité, leur mode d’action et leur enhardissement politique étaient inédits. L’impunité dans laquelle ils opéraient était pour le moins choquante. Depuis l’arrivée au pouvoir de M. Buhari, peul musulman, bien qu’ayant à leur actif des milliers de morts et des déprédations sans nombre de bien en tous genres, pas un seul nom de bouvier peul n’a émergé à la conscience collective du pays comme étant responsable devant la justice de ces crimes. Le terrorisme des bouviers peuls était une manière de chantage politique, une manière de dire «touche pas à notre congénère peul musulman sinon le pays sera à feu et à sang ». Mais cette pression scandaleuse et ce chantage barbare seuls n’ont pas suffi ; il a fallu aussi que le pouvoir de Buhari les accompagnât d’une vaste fraude électorale, systématique et savamment élaborée pour atteindre son vil objectif.

Et aussitôt Buhari réélu, les bouviers peuls, jusque-là assoiffés de sang, ont retrouvé raison. On peut considérer que l’accalmie sur ce front de la barbarie terroriste est due aux efforts inlassables du pouvoir pour les amener à résipiscence. Pourquoi pas ? Mais la question qui ruine cette hypothèse ou en tout cas la rend sujette à caution est : « pourquoi le pouvoir de Buhari n’a-t-il pas eu le même succès avec Boko Haram qui continue de sévir comme toujours ? »
D’ailleurs, la sensibilité à la réélection qui justifie l’intensification du terrorisme des bouviers peuls sous le premier mandat de Buhari ne s’est pas éteinte une fois qu’il a été réélu. Au contraire, elle a été exacerbée en raison de la culpabilité générée par une élection frauduleuse et de la susceptibilité que génère toute protestation démocratique des opposants. Depuis sa réélection frauduleuse, M. Buhari ne voit dans les protestations démocratiques que le spectre d’un complot pour mettre en cause sa légitimité. Et il se montre très impitoyable à cet égard. C’est ainsi que quelques mois après sa réélection, l’un de ses jeunes challengers malheureux aux élections de février 2019 en qui les Nigérians fondaient un grand espoir, Omoyele Sowore, a été arrêté par le Département des services d’État (DSS) le 3 août 2019 à Lagos. Il lui était reproché d’avoir appelé à des manifestations à l’échelle nationale dans le cadre du Mouvement #RevolutionNow# qu’il a initié. La répression de ce mouvement a été impitoyable. Elle a fait de nombreuses victimes, et donné lieu à des détentions de journalistes et de jeunes activistes dans le pays. Sowore, qui est natif de l’Etat yoruba d’Ondo a connu la détention durant de longs mois et n’a eu droit à une libération sous caution qu’en raison de ses appuis parmi la classe politique yoruba, qui forme la caution sudiste du régime de Buhari. Mais d’autres activistes moins politiquement fortunés sont encore sous les verrous.

On en était là lorsque quelques mois plus tard, l’aspiration à la démocratie de la jeunesse nigériane, dont le cœur bat à Lagos, s’est à nouveau actualisée dans un autre mouvement : #EndSARS un mouvement social qui a commencé sur Twitter pour appeler à l’interdiction de la Special Anti-Robbery Squad, une unité de la police nigériane, connue pour ses exactions et brutalités récurrentes. Mais au-delà de cette cible immédiate, la jeunesse nigériane mobilisée voulait en finir avec l’oppression policière dont les agissements de cette unité n’étaient que le petit bout hideux de l’iceberg. Les manifestations ont commencé comme une campagne sur les réseaux sociaux utilisant le hashtag #ENDSARS pour demander au gouvernement nigérian de mettre fin au déploiement de la brigade spéciale anti-vol de la police nigériane, connue sous le nom de SRAS. En un week-end (du 9 au 11 octobre 2020), le hashtag #ENDSARS a enregistré jusqu’à 28 millions de tweets. Les Nigérians ont partagé à la fois des histoires et des preuves vidéo de la façon dont des membres du SRAS se livrent à des enlèvements, des meurtres, des vols, des viols, des tortures, des arrestations illégales, des actes autoritaires, des humiliations, des détentions illégales, des exécutions extrajudiciaires et des extorsions. La manifestation s’est étendue à tous le pays, mais c’est surtout à Lagos qu’elle a été la plus forte et la plus structurée. Parmi les manifestants du mouvement EndSARS de l’État de Lagos il y avait des célébrités comme Falz, Runtown, Don Jazzy, Olu Jacobs, Davido, et une foule d’autres, y compris plusieurs comédiens et différentes personnalités des médias.

Mais bien qu’il ait paru lâcher du lest, le gouvernement nigérian, sur la défensive, vit dans ce mouvement la persistance d’une volonté citoyenne de remettre en cause sa légitimité que les fraudes massives de la réélection de M. Buhari rendaient sujette à caution. Aussi, le mouvement a-t-il été réprimé dans le sang. A Lagos, la police a ouvert le feu sur des manifestants pacifiques faisant selon certaines estimations plusieurs dizaines de morts et de blessés. Si Lagos a payé le plus lourd tribut en raison de sa centralité dans le mouvement, les autres états du Sud ne sont pas en reste. A travers ces sacrifices, la jeunesse désemparée d’un pays dirigé par une classe de vieux corrompus, a voulu exprimer son aspiration à une adéquation de la politique aux réalités sociologiques du pays.
Toutefois, le caractère méridional de la protestation est assez éloquent, car le Nord musulman dont Buhari est issu ne s’est pas vraiment décarcassé pour mêler sa voix à celle des manifestants des différents états du Sud, qu’ils soient de l’est ibo ou de l’Ouest yoruba. La seule manifestation qui a fait parler d’elle à Abuja, capitale politique du pays située dans le Centre nord, a été l’attaque des jeunes du mouvement #EndSARS par des voyous armés de coutelas et de gourdins au rond-point Berger. A cette occasion, des voitures ont été détruites et certains des manifestants ont été blessés. Cette abstention du Nord en dit long sur le caractère régionaliste de la politique au Nigeria, et le clivage régionaliste a priori qui marque la question démocratique dans ce pays.
L’espérance générée par l’ascension laborieuse au pouvoir de Monsieur Buhari avait été due à la corruption du régime de Jonathan, dont les cadres s’étaient vautrés dans le discours du « à notre tour de prendre notre part du gâteau national » ; et dans le cas des gens du Delta et du Sud-Sud en général qui détenaient alors les manettes du pouvoir, il y avait aussi l’idée que la manne pétrolière qui enrichissait le pays depuis des décennies sans rien apporter à leur région en dehors des nuisances écologiques, allait enfin leur profiter. Le contrebalancement de cet ethnicisme dévoyé et la lutte contre la corruption prétendument incarnée par Monsieur Buhari devaient constituer le ferment de l’espérance populaire suscitée par son élection. Dans cette espérance illusoire, un observateur aussi avisé que Wole Soyinka est alors allé jusqu’à estimer que « Buhari est un phénomène de born-again du paysage politique nigérian, prêt à réparer ses erreurs passées.» Malheureusement avec le triste palmarès de son action au pouvoir brièvement évoqué ici : l’instrumentalisation politique du terrorisme des bouviers peuls, la fraude massive à la réélection, la fermeture autoritaires des frontières et la répression sanglante récurrente des manifestations citoyennes de la jeunesse, Buhari le dictateur est tout sauf un born again.
Akinola Bidemi
