11-Août 1995, la mémoire de Yédénou Adjahoui nous interpelle…

Le Souvenir d’un Grand Passeur de Culture

par Théophile Nouatin

  A quand un Mémorial pour sauvegarder et faire fructifier l’œuvre d’Adjahoui car il y a douze ans déjà, le 11 août 1995, que Yédénou Adjahoui, entrait dans l’univers des Ancêtres. « Ceux qui sont morts ne sont jamais partis » écrivait Birago Diop. Cette conviction africaine résonne particulièrement avec un fort écho lorsqu’on évoque Adjahoui, tant la puissance expressive de son art musical continue de marquer nos consciences et cela pour très longtemps. 

Nous évoquons Adjahoui ici à travers la modeste perception que nous avons de son art. Et cela suffit car des considérations touchant à sa vie personnelle ne sauraient interférer dans le souvenir de ce qui est son immense contribution à notre patrimoine culturel. La culture avec sa dimension dynamique, évolutive fonde la personnalité des individus aussi bien  que l’identité des peuples. Elle devrait être un des ciments qui forgent l’assurance, assurent la cohésion, et sous-tendent les actions de la collectivité. Lorsque les modèles et paradigmes conjoncturels épuisent leurs capacités à répondre aux défis changeants de l’histoire, la culture renforcée, enrichie, reste l’un des recours qui permet de garder pied pour de nouveaux élans. Il est salutaire que le chef d’Etat Béninois lui ait taillé la place qu’elle mérite dans sa dernière allocution du 1er Août.

Adjahoui3C’est au début des années 70 que l’art de Yédénou Adjahoui s’est revélé à moi à travers une chanson consacrée, je m’en souviens bien, à la relation d’un tragique et triste drame familial. Je me rappelle encore aujourd’hui ces foules nombreuses et attentives qui s’arrêtaient à l’écoute, subjuguées sur les places Bayol, catchi et Kokoyè lorsque les magasins de disque jouaient le morceau ou le long du passage musical de la voiture de la loterie nationale. Cette chanson réunissait déjà tous les éléments qui ont fondé la force et la popularité de Yédénou Adjahoui; un art narratif sans égal, servi par une voix à l’intonation prenante, un rythme tout de spiritualité et de sensualité, tout cela mis au service d’une conscience élevée du devoir de l’artiste dans la société. En effet, si beaucoup des thèmes des chansons de Yédénou Adjahoui trouvaient leur inspiration dans les événements de la société, l’artiste ne se contentait pas d’en faire seulement une simple chronique. Il avait le don de mettre en lumière de toutes les implicatons morales, sociales, psychologiques du sujet qu’il traitait. La chanson intitulée « Avidjè agban mè » qui relate les circonstances de deux crimes affreux survenus l’un à Agbokou dans la région de Porto-Novo et l’autre à Agbakunlè dans la région de Dassa-Zoumè illustrent bien ces traits caractéristiques de l’art d’Adjahoui.

Un groupe artistique à la mesure de son chef

Parler d’Adjahoui c’est aussi évoquer son orchestre qui possédait un art élevé du rythme « Zinli ». Le groupe d’Adjahoui a su surtout conférer au rythme « Massè Gohoun » un nouveau souffle qui en a élargi l’audience.

Adjahoui et son groupe savaient donner au Massè Gohoun un volume profond, jamais gratuit, toujours apte à susciter et entretenir avec un égal bonheur l’apaisement méditatif ou la danse portée jusqu’à la transe voluptueuse. A cette dernière fin, ils excellaient dans l’art d’insérer dans le cours de la mélodie les séquences sensuelles destinées à imprimer un rythme érotique auquel le danseur ou l’auditeur reste rarement indifférent.

Le passage suivant d’une chanson « Yao non Abomè bo de kpin: Hin, hin, Mi ku do Abomè kpo kpin kpo: Hin, hin » en est un exemple parmi d’autres. « La mariée toussote dans la chambre à coucher, Compliments pour ces toussotements venant de la chambre »

Qui ne se souvient de l’ampleur et de la tonalité profonde du morceau « Kèkè Zéto »?

Un créateur conscient de sa valeur

Le nouveau souffle donné au Massè Gohoun par Adjahoui et son groupe a suscité par la suite l’éclosion de groupes rivaux opérant sur le même registre.

Mais Adjahoui avait une conscience forte, orgueilleuse presque vaniteuse de sa supériorité. Il l’a martelé dans des chansons en maintes occasions. « Mè dé yon handji ni wa dji monko mansé » « Je suis à l’écoute de celui qui peut chanter aussi bien que je viens de le faire »Mais ce défi constamment lancé à ses pairs de faire mieux que lui relève de la saine émulation nommée « Atè » par laquelle les corporations d’artistes, d’artisans, de maîtres de métiers élèvent le niveau général de leur savoir-faire et en l’absence de laquelle la stagnation, source de régression primerait.

Adjahoui s’enorgueillissait de la richesse de son répertoire dans la chanson « Akpeli wê dou zoun baba » lorsqu’il y chantait: « Gbésu do mi si, hangbé dé man din nou tché min » « Nous possédons plus d’une voix, Aucune mélodie ne manque dans ma bouche »

Manifestement, Adjahoui était doté à un rare degré par Aziza, le dieu génie de la musique. Il en avait lui même conscience puisqu’il ne manque aucune occasion de lui rendre grâce. Vous trouverez dans ses chansons une fréquente invocation de « Aziza Gbé vodun »

Adjahoui, homme d’interrogation et de vision

La chanson intitulée « Non nin », «Le devoir de penser », révèle bien que Adjahoui était un artiste porté par la réflexion sur la société et la vision de l’avenir. Il y déplorait le fait que les moeurs sociales étaient en état de régression et notait par la même occasion l’absence de forum public, d’agora pour débattre des maux qui rongent notre société contemporaine. Ceux qui avaient le devoir de discuter des problèmes du pays alors en état de dégradation avaient l’air de ne pas s’en préoccuper et même de s’en foutre. « To lo nagblé ahoho, ena sognon avantan, Yinton dé ma démè » « Que le pays aille mal ou bien, ce n’est pas mon affaire » ainsi résume t-il le constat qu’il faisait de l’attitude générale.

Adjahoui s’insurgeait contre toute forme de ségrégation, toute différenciation sur des bases ethnicistes, régionalistes ou de castes. « Quel être chantait-il n’est pas une créature divine? » « Mènou wêtin bo mahu ma da mèlo »

Parmi nos artistes qui ont opéré sur le registre traditionnel, il était certainement celui qui avait le plus conscience de son appartenance à une communauté africaine plus large. Interrogez son répertoire, vous y verrez des références fréquentes au Niger, à Abidjan, à Ibadan, à Awonli(Lagos). Partant d’un thème local, il savait trouver des comparaisons internationales pour élargir chez son auditeur la perception du sujet.

Un être en dialogue avec la nature

Conjointement à une référence au christianisme omniprésente dans son œuvre, Adjahoui avait certainement une conscience animiste élevée qui se manifeste dans ses chansons par un recours constant à la nature, (Brousses, forêts, cours d’eau, oiseaux, animaux). Ainsi l’évocation fréquente du « Zounmè », forêt, est celle d’une nature, point de départ de toute initiation et source de tout ce qui est donné à l’homme et qu’il faut respecter et protéger. Une telle sensibilité à notre environnement naturel n’est pas étonnant chez un artiste doté d’une âme poétique et né dans la localité d’Avrankou, région pourvue d’une flore luxuriante constamment baignée de soleil et où foisonnent palmiers et autres essences, bruissants à longueur de journée du chant des tisserins et du roucoulement des tourterelles.

Le devoir de faire fructifier son œuvre 

Sans doute aurons-nous tort de ne pas nous approprier dans leur totalité les apports bénéfiques résultant des chocs de l’histoire qui nous ont éprouvés. Mais nous serions gravement coupables de laisser disparaître le fond patrimonial venu des âges par le complexe auquel nous conditionne l’éducation unipolaire que nous recevons.

L’interrogation de l’œuvre d’Adjahoui et de tant d’autres montre que « les mots de nos langues rayonnent aussi de mille feux comme des diamants ». Elles sont aussi bien matière et support d’éducation aux générations nouvelles.

Au total Adjahoui s’est illustré comme un artiste civilisateur.

Le moins que nous puissions faire pour honorer la mémoire d’un artiste d’une telle envergure qui a enrichi nos vies et marquer de son oeuvre notre patrimoine culturel, me semble être l’édification d’un musée ou mieux d’un centre culturel national autour duquel se développeraient des activités créatives et éducatives. Ceci interpelle les élus locaux aussi bien que les responsables au niveau national en charge d’éducation, de culture, de loisirs, de tourisme.

Comme nous l’avons évoqué, la présence de la nature est si prépondérante dans l’oeuvre de Adjahoui qu’on conçoit difficilement qu’un lieu dédié à sa mémoire n’en porte pas l’empreinte. C’est donc un parc culturel « Adjahoui Zounmè » qui serait approprié pour honorer sa mémoire: Un lieu de recueillement et de détente pour le visiteur, un lieu à l’image de l’impressionnant parc anglais de Munich ou du parc de Wörlitz toujours en Allemagne. C’est l’occasion de rappeler qu’au Bénin c’est là une tradition aux vertus écologiques certaines de dédier des pans de forêt intouchables et inaliénables à des divinités ou à des aïeux qui ont rang de divinité. Adjahoui par son oeuvre s’est élevé au rang d’ancêtre tutélaire.

Yédénou Adjahoui avait toujours souhaité le meilleur à la société en appelant de tous ses voeux la bénédiction des dieux.

C’est notre tour de formuler nos voeux de paix profonde à son âme en lui empruntant les mots qu’il a employés dans une chanson dédiée à la mémoire de Kèkè père:

« Adjahoui lon mè nanyon nan wé »

« Guigo non adjahon’non na go wé to tin dagbé mè »

« Adjahoui, que l’au-delà te soit favorable »

« Que Le seigneur tout-puissant te mette en bonne place »

Ecoutons, réécoutons la voix de Yédénou Adjahoui. Elle est la manifestation d’une éthique et d’une esthétique régénératrices.

Notre société reste constamment confrontée  à des maux dont la recrudescence ne
saurait  laisser indifférent. Yédénou Adjahoui mieux qu’aucun de nos artistes a su interpeller notre conscience collective
à travers sa musique…

Theophile

Théophile Nouatin


YEDENOU ADJAHOUI Affaire Vogler 1
 
YEDENOU ADJAHOUI – Kêkêdotô

YEDENOU ADJAHOUI AFFAIRE VOGLER 2