La prohibition de l’inceste chez les primates
L’explication unilatérale des comportements humains par la génétique connaît un surprenant regain de vigueur dans les sciences naturelles et humaines. La question de la prohibition de l’inceste chez les hommes et les singes nous rappelle néanmoins en quoi consiste la spécificité anthropologique.
Les dernières décennies du siècle passé furent marquées par un vif débat entre les anthropologues sociaux d’une part, et leurs collègues anthropologues évolutionnaires, primatologues, généticiens et biologistes évolutionnaires de l’autre. Le cœur de ce débat tenait à l’adoption par ces dernières disciplines d’une théorie sociobiologique que rejetait les sciences sociales.
Pour le primatologue Vincent Leblan, le divorce était alors sans appel : « l’assimilation de la primatologie de terrain par la sociobiologie […] pendant la décennie 1975-1985 a annihilé toute possibilité de dialogue » et « a durablement éloigné l’ethnologie de l’éthologie » (Leblan 2011 : 10).
Fort heureusement, avec un certain recul du modèle sociobiologique, plusieurs malentendus sont aujourd’hui dissipés, et nous parvenons bien souvent à reléguer ce passif au passé. Généticiens, primatologues et anthropologues, lorsqu’ils abordent des terrains communs, le font habituellement sur la base d’un consensus satisfaisant, voire dans le cadre de collaborations fructueuses.
Dans le domaine d’étude de la parenté, cet accord tacite peut se résumer en disant que la plupart des anthropologues contemporains ne croient plus vraiment à ce que l’anthropologie sociale soutenait il y a encore soixante-dix ans, lorsque Claude Lévi-Strauss établissait une frontière absolue et imperméable entre « Nature » et « Culture ». À contrepied de cette anthropologie du milieu du XXe siècle, de nombreux ethnologues ont ainsi parcouru une partie du chemin qui les sépare des idées de la primatologie et de l’éthologie animale et admettent qu’il existe bel et bien des liens de « parenté » dans d’autres espèces que la nôtre, ainsi que des « cultures » non humaines.
Cette meilleure écoute a, au demeurant, été réciproque. De la sorte, de nombreux primatologues et généticiens partagent aujourd’hui avec l’anthropologie la conviction selon laquelle la complexité et la diversité des constructions humaines de la parenté sont sans commune mesure avec les formes de proto-parentés présentes chez d’autres espèces y compris les grands singes, quand bien même les unes et les autres partagent à l’évidence de nombreux traits communs.
Ce récent consensus est néanmoins encore assez fragile et certains anciens désaccords ne furent jamais parfaitement aplanis. Ces dernières années ont ainsi vu ressurgir, comme nous allons le voir à présent, quelques-uns des vieux débats autour de la réaffirmation du primat du « tout biologique » dans certaines des publications récentes de primatologues et biologistes évolutionnaires.
Qui a peur des sciences sociales ?
La preuve phylogénétique présentée dans ce livre contredit de plein fouet les deux conceptions de la nature humaine entretenues séculairement par les sciences sociales : le déterminisme biologique et une nature sans contenu. En montrant que des phénomènes sociaux aussi complexes que ceux qui composent la structure unitaire de la société humaine sont enracinés dans la biologie humaine – de l’exogamie au caractère fédéré de la société, en passant par les structures de parenté et les arrangements maritaux – la preuve phylogénétique établit que la nature humaine fait beaucoup plus que de fournir des potentialités ; elle façonne le contenu des rapports sociaux. (Bernard Chapais, Aux origines de la société humaine, p. 303, mes italiques)
C’est ainsi que le primatologue Bernard Chapais, dans son récent ouvrage Aux origines de la société humaine, contribue à relancer l’un de ces anciens débats en réaffirmant la prépotence du biologique, là où ce type d’affirmation avait pourtant tendance à se faire plus discret depuis quelques décennies.
Cette réaffirmation du « tout biologique » est loin d’être celle d’un chercheur isolé, et on la retrouve régulièrement, sous une forme ou sous une autre, depuis quelques années dans les travaux de biologistes évolutionnaires et de primatologues, mais aussi – ce qui peut sembler plus étonnant – dans ceux de quelques chercheurs en sciences sociales, psychologues et anthropologues en particulier. Ces chercheurs soutiennent ainsi l’idée que l’ensemble des rapports et des phénomènes « sociaux » sont strictement déterminés par nos gènes.
Le tabou de l’inceste a-t-il un fondement génétique ?
Dans le domaine de la parenté, l’un des angles d’attaque pour (ré)affirmer ce primat du biologique tient aux comportements de parenté. Il s’agit plus particulièrement de mettre en relation les prohibitions incestueuses humaines et les comportements dits d’outbreeding, c’est-à-dire d’accouplements en dehors du groupe, entre individus non apparentés, que l’on constate dans diverses sociétés animales et tout particulièrement chez les primates.
L’exhumation d’une très ancienne hypothèse anthropologique, affublée au passage d’une formulation génétique qu’elle n’avait pas à l’origine, a en effet, à partir du début des années 1980 et jusqu’à nos jours, été mobilisée par certains primatologues et biologistes évolutionnaires pour affirmer que les phénomènes d’évitements sexuels dans les sociétés animales et nos propres interdits incestueux humains relèveraient tous d’un schème explicatif unique, relativement simple et directement inspiré de la grande tradition sociobiologique pour laquelle le gène est le seul véritable acteur de nos comportements individuels ou sociaux.
L’hypothèse en question est désignée aujourd’hui sous l’expression de « néo-westermarckienne » ou de « l’effet Westermarck », et elle défendue non seulement par de nombreux primatologues, éthologues, biologistes et anthropologues évolutionnaires (Chagnon & Irons, 1979 Fessler & Navarrete, 2004, Fox, 1978 [1975], Chapais, 2017 [2008], Pusey, 2004, Paul & Kuester, 2004, etc.), mais aussi, plus étonnamment, par un nombre croissant de psychologues (Bischof, 1971, 1975, McCabe, 1983, Lieberman, Tooby & Cosmides, 2003) et d’anthropologues sociaux ou de sociologues (Burling, 1985, Caruso & Michelet, 2017, Astuti & Bloch, 2015 ; Shepher, 1971 & 1983, Van den Berghe, 1979, 1983, Wolf, 1966, 1968, 1970, 1993, 2014, etc.).
L’effet Westermarck