Depuis l’ouvrage de Sigmund Freud, le rêve a longtemps été considéré comme le monopole de la psychanalyse. Le sociologue Bernard Lahire le théorise comme un objet éminemment social. Compte rendu suivi d’une réponse de l’auteur.
Le rêve se présente comme un phénomène susceptible d’attirer et de troubler le sociologue : l’activité de rêver est à la fois universelle et individuelle, largement dérobée au contrôle du dormeur et inaccessible à l’observation pour autrui. Toute enquête portant sur les rêves n’aura donc accès qu’aux récits recueillis à partir de la mémoire de sujets. Un chercheur habitué à travailler en sciences sociales qui ose s’approcher de cet objet « à la fois très séduisant et très inquiétant » (p. 9), doit en outre confronter un pan de littérature savante et d’études expérimentales qui a émergé depuis le début du XIXe siècle consacré à la psychophysiologie du sommeil et les rêves. Et, si ce n’était déjà un programme de travail immense, il ne pourra pas éviter de rendre compte du fait que, dans le monde occidental contemporain du moins, l’interprétation des rêves est inextricablement liée à la psychanalyse : nouvelle démarche thérapeutique forgée par Freud dont la vocation a été aussi d’en faire une nouvelle science traitant de ce qui était longtemps exclu du domaine de la scientificité, à savoir des processus et des productions psychiques inconscientes relevant de l’imaginaire, de l’irrationnel, du non-sens apparent.
Vers une grande synthèse théorique
Renouer avec cette ambition scientifique de Freud, en réécrivant en quelque sorte son ouvrage célèbre pour y intégrer les acquis majeurs des recherches sur le sommeil et les rêves d’un siècle entier, tel est le projet du sociologue Bernard Lahire qui livre ici le premier volet critique et théorique de sa recherche. Dans son introduction, l’auteur annonce un second volume destiné à « l’exploration systématique » des « corpus empiriques déterminés » (p. 14) qui devrait paraître l’année prochaine. Ne faisant pas référence à ces corpus précis, ce premier ouvrage est entièrement conçu comme l’esquisse d’une théorie sociologique s’efforçant de résoudre le problème de « l’objet-rêve » par une « formule générale d’interprétation des rêves » permettant de penser les « processus de fabrication du rêve » (p. 11). Selon cette théorie, le rêve n’est nullement un « mystère insondable », mais une « expression symbolique » des problèmes qui occupent le rêveur également pendant la veille : une « réalité sociale » supposant « des capacités symboliques socialement constituées » et révélant les « schèmes et les dispositions » qui forment le « passé incorporé » des individus socialisés (p. 100).
À la célèbre formule freudienne affirmant que le rêve est accomplissement d’un désir refoulé ou réprimé, le sociologue oppose donc une autre, selon la laquelle le rêve résulte d’une dialectique agissant sur l’homme endormi entre son « passé incorporé » (une sorte d’« inconscient social » où l’on retrouve une version de la notion d’« habitus » de Pierre Bourdieu [1]) et un contexte présent plus ou moins contraignant. Il est évident qu’une telle formulation doit récuser les hypothèses majeures formulées par Freud, à savoir celles d’un inconscient refoulé et d’une censure défigurant et déguisant les pensées choquantes se trouvant à la base du « travail du rêve ». Si le rêve est souvent incompréhensible après le réveil, c’est parce qu’il est produit de façon involontaire et quasi mécanique sous les contraintes de ce que l’auteur nomme « le cadre de sommeil », caractérisé à la fois par des propriétés sociales, sémiotiques, psychiques et cérébrales (p. 279-296). Forme la plus pure d’une « communication de soi à soi », exprimée dans « un langage intérieur ou privé, sans audience » (p. 284), le rêve ne serait donc qu’une forme d’expression parmi d’autres, une « variation expressive » (p. 363) sur un continuum allant de la rêverie éveillée à l’œuvre littéraire, et créé par un « besoin » ou une « pulsion expressive » biologique qui serait propre à l’homme (p. 359). Malgré cet effort de désenchanter le rêve, le sociologue lui accorde d’être, contrairement à d’autres formes d’expression comme la littérature, une « vérité transhistorique » (p. 380) en lui réservant une place à part :