La Conjecture d’Erdős sur les Ensembles sans Somme est Résolue

Un jeune mathématicien apporte une preuve d’une conjecture émise il y a plus de soixante ans sur la taille des « sous-ensembles sans somme », qui confirme la richesse de la structure additive des entiers.

Leila Sloman

n mathématiques, les idées les plus simples peuvent aussi être les plus déroutantes. Prenons l’exemple de l’addition. C’est une opération très simple : l’un des premiers faits mathématiques que nous apprenons est que 1 + 1 = 2. Mais les mathématiciens se posent encore de nombreuses questions sur les structures que l’addition peut engendrer et les richesses qu’elle recèle.

Une de ces questions porte par exemple sur les « ensembles sans somme », c’est-à-dire des ensembles de nombres pour lesquels la somme de deux éléments quelconques n’appartient jamais à l’ensemble. Par exemple, si on additionne deux nombres impairs, on obtient toujours un nombre pair : l’ensemble des nombres impairs est donc sans somme.

En 1965, le prolifique mathématicien Paul Erdős a posé une question simple sur les ensembles sans somme : étant donné un ensemble de nombres entiers, quelle est la taille de son plus grand sous-ensemble sans somme ? De façon surprenante, cette question a résisté aux mathématiciens pendant des décennies.

Jusqu’à aujourd’hui. Soixante ans après qu’Erdős a formulé son problème, Benjamin Bedert, doctorant à l’université d’Oxford, affirme l’avoir résolu. Dans un article publié sur le site de prépublication Arxiv.org, pas encore validé par les pairs, il a démontré que dans tout ensemble composé de nombres entiers, il existe un « grand » sous-ensemble de nombres sans somme. Sa preuve fait appel à des techniques issues de domaines variés pour mettre en évidence une structure cachée, non seulement dans les ensembles sans somme, mais aussi dans d’autres contextes.

Une limite trop lâche

Erdős avait compris que tout ensemble d’entiers doit contenir un sous-ensemble plus petit sans somme. Prenons l’ensemble {1, 2, 3}. Il n’est pas sans somme (car 1 + 2 = 3), mais il contient cinq sous-ensembles différents sans somme : {1}, {2}, {3}, {1, 3} et {2, 3}.

Il s’est alors demandé s’il était possible de déterminer la taille du plus grand sous-ensemble sans somme pour n’importe quel ensemble. Dans de nombreux cas, elle est énorme. Si on choisit par exemple un million d’entiers au hasard, environ la moitié d’entre eux seront impairs, ce qui donne un sous-ensemble sans somme d’environ 500 000 éléments.

Le mathématicien hongois Paul Erdős
Le mathématicien hongois Paul Erdős (1913-1996) était célèbre pour sa créativité et sa capacité à formuler des conjectures profondes.© George Csicsery

Dans son article de 1965, Erdős a démontré – dans une preuve astucieuse de quelques lignes seulement – que tout ensemble de N entiers possède un sous-ensemble sans somme d’au moins N/3 éléments.

Pourtant, Erdős n’était pas satisfait de cette borne inférieure. Sa démonstration portait sur des moyennes : il a mis en évidence une collection de sous-ensembles sans somme et a calculé que leur taille moyenne était de N/3. Or, dans une telle collection, les sous-ensembles les plus grands sont suspectés d’être beaucoup plus grands que la moyenne.

D’autres mathématiciens ont rapidement émis l’hypothèse qu’au fur et à mesure que la taille de l’ensemble initial grandit, les plus grands sous-ensembles sans somme deviennent beaucoup plus grands que N/3 éléments. Plus exactement, la taille du plus grand sous-ensemble sans somme devient infiniment plus grande que N/3 à mesure que N tend vers l’infini. Cette prédiction est aujourd’hui connue sous le nom de « conjecture des ensembles sans somme ».

« Il est surprenant que cette question simple semble présenter des difficultés considérables. Mais peut-être négligeons-nous l’évidence », écrivit Erdős dans son article original.

Pendant des décennies, aucune piste féconde ne s’est révélée, et personne n’a réussi à améliorer la limite d’Erdős. « Plus le temps passait, plus le problème gagnait du cachet », explique Ben Green, directeur de thèse de Benjamin Bedert à Oxford.A lire aussi :Un problème sur les facteurs premiers d’une somme progresse après des décennies de blocage

Après vingt-cinq ans sans avancée par rapport au résultat initial d’Erdős, les mathématiciens ont finalement réussi à faire quelques progrès. En 1990, deux chercheurs ont prouvé que tout ensemble de N entiers possède un sous-ensemble sans somme avec au moins (+ 1)/3 éléments.

Mais comme la taille d’un ensemble est toujours un nombre entier, un incrément de 1/3 est souvent sans conséquence. Par exemple, un ensemble de 5 éléments possède un sous-ensemble sans somme d’au moins 5/3 éléments selon le résultat d’Erdős, c’est-à-dire au moins 2, mais la limite (5 + 1)/3 vaut toujours 2. Ce n’est que lorsque N est divisible par 3 que cette nouvelle borne améliore la valeur initiale d’Erdős.

Petite norme, grande complexité

En 1997, Jean Bourgain, un mathématicien belge de premier plan, lauréat de la médaille Fields en 1994, a fait passer la limite à (N + 2)/3. Ce résultat aurait pu sembler à peine digne d’être mentionné, mais l’article de Bourgain contenait en fait une percée étonnante. Il a proposé une idée pour prouver que les plus grands sous-ensembles sans somme peuvent être arbitrairement plus grands que cette borne, mais sans parvenir à en préciser les détails pour en faire une preuve complète. « Son article dit en substance : “Voici comment j’ai essayé de résoudre le problème et pourquoi cela n’a pas fonctionné” », résume Julian Sahasrabudhe, mathématicien à l’université de Cambridge.

Le mathéticien belge Jean Bourgain
Le mathématicien belge Jean Bourgain (1954-2018), lauréat de la médaille Fields en 1994, a mis au point une stratégie originale pour attaquer la conjecture des ensembles sans somme.© George M. Bergman, Berkeley

Jean Bourgain s’est appuyé sur une quantité appelée « norme de Littlewood », qui mesure en un certain sens le degré de structure d’un ensemble donné. Cette quantité, qui provient d’un domaine des mathématiques nommé « analyse de Fourier », est d’autant plus grande que l’ensemble est aléatoire, et plus petite s’il possède une structure plus riche.

Bourgain a montré que si un ensemble de N éléments possède une norme de Littlewood élevée, il doit aussi contenir un ensemble sans somme beaucoup plus grand que N/3. Mais il n’a pas pu progresser dans le cas où l’ensemble a une petite norme de Littlewood.

Le mathématicien belge a finalement utilisé un raisonnement tout à fait différent pour obtenir sa limite de (N + 2)/3. Mais ses confrères ont lu entre les lignes : la norme de Littlewood devait pouvoir servir à résoudre la conjecture des ensembles sans somme. Restait à trouver comment traiter les ensembles ayant une petite norme de Littlewood.A lire aussi :La conjecture ABC

Il y avait des raisons d’être optimiste : les mathématiciens connaissaient déjà des ensembles dotés d’une petite norme de Littlewood qui ont des grands sous-ensembles sans somme. Ces ensembles sont constitués de nombres régulièrement espacés, tels que {5, 10, 15, 20}, plus communément appelés « progressions arithmétiques ». Les mathématiciens soupçonnaient que tout ensemble ayant une petite norme de Littlewood avait une structure très spécifique, correspondant plus ou moins à une collection de différentes progressions arithmétiques (avec quelques modifications). Ils espéraient que s’ils parvenaient à démontrer ce point, ils seraient alors en mesure d’utiliser cette propriété pour prouver que tout ensemble ayant une petite norme de Littlewood possède un grand sous-ensemble sans somme.

Mais cette tâche n’a pas été facile. « J’ai bien sûr essayé de prouver la conjecture des ensembles sans somme en utilisant les idées de Bourgain, mais nous ne comprenons toujours pas bien la structure des ensembles ayant une petite norme de Littlewood », déclare Ben Green.

Ainsi, bien que les mathématiciens aient continué à croire en la stratégie de Bourgain, plus de deux décennies se sont écoulées sans aucun progrès notable.

Des problèmes ambitieux

Quand Benjamin Bedert a commencé sa thèse en 2021 sous la direction de Ben Green, il était inévitable qu’il tombe sur la conjecture des ensembles sans somme : la page web de ce dernier répertorie 100 problèmes ouverts, et celui sur les ensembles sans somme apparaît en tête de liste.

Au début, Benjamin Bedert n’a pas voulu s’attaquer à ce problème. « C’est trop difficile ; je vais le laisser de côté pour plus tard et ne pas y penser », se souvient-il s’être dit. Mais à l’été 2024, il a estimé qu’il était prêt pour un défi ambitieux. « J’avais obtenu quelques résultats raisonnablement intéressants dans le cadre de mon doctorat et j’ai commencé à réfléchir à des problèmes plus réputés. »

Benjamin Bedert
Benjamin Bedert, doctorant en mathématiques à l’université d’Oxford, a résolu une conjecture vieille de plusieurs décennies qui porte sur le comportement de l’addition dans les ensembles d’entiers.© Romana Meereis

Le jeune mathématicien a lu l’article de Bourgain de 1997 et a commencé à réfléchir à une manière de mettre en œuvre la stratégie reposant sur la norme de Littlewood. Presque immédiatement, il a eu une idée pour aborder le problème des ensembles avec une petite norme de Littlewood.

Jusqu’à présent, montrer que les ensembles ayant une petite norme de Littlewood ressemblent toujours à des collections de progressions arithmétiques était resté hors d’atteinte. Mais Benjamin Bedert a pensé qu’il pourrait être utile de prouver quelque chose de plus accessible, à savoir que même si ces ensembles ne sont pas littéralement construits à partir de progressions arithmétiques, ils en partagent certaines propriétés clés.

Des vagues de progrès

Dans le cadre d’un projet récent, le mathématicien est tombé sur ce qu’il considérait comme un bon candidat pour une telle propriété. Dans les progressions arithmétiques, de nombreux groupes de nombres ont la même somme. Par exemple, dans l’ensemble des nombres pairs (qui est une progression arithmétique), 4 + 8 a la même somme que 2 + 10 ou que 2 + 4 + 6. Benjamin Bedert s’est demandé si les ensembles ayant une petite norme de Littlewood obéissent toujours à cette propriété. En l’espace de quelques semaines, il a réussi à prouver que c’était le cas. Mais ce résultat permettait-il d’obtenir le niveau de similitude avec les progressions arithmétiques nécessaire pour prouver la conjecture des ensembles sans somme ? Il restait beaucoup de travail.

Le mathématicien a d’abord montré que tout ensemble ayant une petite norme de Littlewood peut être mis en correspondance avec un second ensemble qui ressemble encore plus à une collection de progressions arithmétiques. Il suspectait que c’est dans ces nouveaux ensembles que se trouvent de grands sous-ensembles sans somme.

L’étape finale consistait à déterminer quelle serait la taille d’un tel sous-ensemble sans somme.

Il a eu l’idée de représenter la structure de ces ensembles à l’aide d’un outil appelé « transformée de Fourier », puis a modifié une démonstration datant de 1981 pour établir que certaines des composantes individuelles de cette représentation doivent avoir une norme de Littlewood élevée. Comme Bourgain avait déjà montré comment traiter les ensembles avec des normes de Littlewood importantes [ils contiennent alors un sous-ensemble sans somme beaucoup plus grand que N/3, ndlr], cela complétait la preuve de la conjecture.

En fin de compte, Benjamin Bedert a montré que tout ensemble de N entiers possède un sous-ensemble sans somme contenant au moins N/3 + ln (ln N) éléments. Pour des « petites » valeurs de N, cela donne un sous-ensemble sans somme qui n’est que légèrement plus grand que la taille moyenne de N/3 d’Erdős. Même si N vaut par exemple 10100, ln (ln N) ne vaut qu’environ 5. Mais lorsque N tend vers l’infini, la différence entre les bornes d’Erdős et de Bedert devient également infinie, ce qui répond à la conjecture.

Il reste encore beaucoup à comprendre sur les sous-ensembles sans somme, et donc sur l’influence de l’addition sur la structure des ensembles de nombres entiers. Par exemple, le nouveau résultat résout la question de savoir si la taille du plus grand sous-ensemble sans somme devient infiniment plus grand que N/3. Mais on ne sait pas exactement à quelle vitesse cet écart peut croître. Un article de 2014 de Ben Green et deux collègues a montré que l’écart croît moins vite que N. Mais, selon le chercheur, il reste un énorme fossé entre cette limite supérieure de N et la limite inférieure de ln (ln N) établie par Benjamin Bedert.

Ces travaux permettent également de mieux comprendre les ensembles avec une petite norme de Littlewood, qui sont fondamentaux dans le domaine de l’analyse, mais sont complexes à étudier.

« Les concepts sur lesquels la preuve de Benjamin Bedert s’appuie sont subtils et difficiles. C’est un très beau résultat », conclut Julian Sahasrabudhe.

Notions clés

Qu’est-ce qu’un ensemble sans somme ?

C’est un ensemble de nombres entiers dans lequel la somme de deux éléments quelconques ne figure jamais dans l’ensemble. Par exemple, les entiers impairs forment un ensemble sans somme, car la somme de deux impairs donne toujours un nombre pair.

Qu’est-ce que la norme de Littlewood ?

C’est une mesure, issue de l’analyse de Fourier, qui évalue le « degré d’aléa » d’un ensemble. Une norme élevée indique un ensemble désordonné, tandis qu’une faible norme signale une forte structure, souvent proche des progressions arithmétiques.

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