Négro, Lis ou Péris : le Défi Africain du Fait Littéracien

Tous les pays qui se sont développés ont développé leur culture et leur savoir dans leur propre langue. Ils ont conféré à l’écriture et à la littératie un rôle prépondérant dans la formation des esprits. Dès le 19ème siècle, cette tendance a été observée avec la première vague de pays développés, à savoir les Occidentaux, comprenant les Européens, et ceux qu’on appellera plus tard les Américains, et les Australiens.

Les vagues successives de pays émergents ont suivi une trajectoire similaire. Le Japon, puissance économique émergente dans les années 70, a stimulé son potentiel culturel et économique en mettant en avant le fait scriptural et littéracien, englobant la littérature, la presse, les bandes dessinées, etc. Les Dragons qui ont suivi le Japon ont également adopté cette approche, basée sur un fort attachement aux faits littéraciens et scripturaux, au cœur de leur dynamique intellectuelle collective. Plus récemment, la Chine, elle aussi, a démontré l’importance de ces pratiques scripturales et littéraciennes pour son propre développement.

Il est indéniable qu’il existe un lien profond et intime entre pratiques scripturales et littéraciennes d’une société et son développement. Les comparaisons entre les sociétés ou les peuples basées uniquement sur des critères démographiques ou de richesses potentielles du sol ou du sous-sol, sans tenir compte de ce lien, sont superficielles et dépourvues de pertinence. Par exemple, constater que le Sénégal était plus « riche » que la Corée du Sud il y a quelques décennies ne prend tout son sens que si l’on considère le fait scriptural et littéracien, reconnaissant que la Corée était caractérisée par une structure littéracienne et symbolique positive, même dormante, contrairement au Sénégal qui ne peut se comparer à elle aujourd’hui.

L’Afrique, sous cet angle, présente un handicap complexe. En tant que continent qui a souffert de l’absence d’écriture active pendant des siècles, elle a été affectée dans son développement et sa capacité à envisager l’avenir et à se protéger contre les assauts extérieurs. Cette absence d’écriture a laissé des traces ataviques, faisant que l’Africain n’est pas spontanément enclin à l’écriture ou à la lecture, préférant la production et la communication orales. A quoi s’ajoute le fléau de l’analphabétisme.

Même parmi les Africains éduqués et diplômés, l’engagement envers l’écriture et la littératie est souvent limité à l’expérience scolaire ou universitaire. Les Africains ne se rangent pas massivement parmi les peuples qui apprécient la lecture ou l’écriture pour elles-mêmes, les considérant souvent comme des moyens vers une autre fin. Cependant, il est crucial de reconnaître que considérer le fait littéracien comme une fin en soi est le garant même de la prospérité intellectuelle, esthétique et culturelle, éléments essentiels pour le progrès de toute société.

Un autre aspect de la complexité du handicap africain réside dans le rapport à la langue utilisée dans la vie officielle, éducationnelle ou intellectuelle. En raison de la violence symbolique du colonialisme, les Africains continuent de subir l’imposition des langues étrangères, aliénant ainsi leur propre imaginaire et passant à côté des richesses de leurs langues, qui sont les seuls canaux d’accès à leur âme et garants de leur vision du monde. L’Africain est contraint de vivre une contradiction ontologique et linguistique, ce qui entrave son épanouissement spirituel et intellectuel. Cela explique en grande partie la réserve instinctive des Africains envers le fait littéracien compensée par un complexe d’infériorité paradoxal qui les pousse à croire que parler la langue du colon est un signe de supériorité intellectuelle ou de réussite sociale.

Cependant, dans le contexte actuel, on observe une tendance préoccupante à la régression du fait littéracien. Le monde contemporain est marqué par un retour significatif de l’oralité et de formes de communication audio-visuelles, auxquelles les Africains semblent volontiers se rallier. Ces moyens de communication ont leur propre valeur et importance, mais il est crucial de noter qu’ils ne suffiront certainement pas à bâtir une prospérité durable sans le socle du fait littéracien.

L’avènement des réseaux sociaux, des vidéos en ligne, et d’autres formes de communication instantanée a favorisé une préférence accrue pour l’oralité et l’audio-visuel. Si ces modes de communication peuvent être des outils puissants pour partager des idées et des expériences, ils ne doivent pas éclipser l’importance fondamentale de l’écriture, de la lecture et de la pensée critique.

La régression par rapport au fait littéracien dans le monde contemporain peut avoir des implications profondes pour le développement intellectuel, esthétique et culturel. La tendance à privilégier l’instantanéité de l’oralité et de l’audio-visuel peut entraîner une perte de profondeur et de nuance dans la compréhension du monde et de soi-même.

Il est essentiel que les sociétés africaines reconnaissent cette évolution contemporaine et réaffirment l’importance du fait littéracien dans leur quête de progrès. La prospérité ne peut être construite sur des fondations fragiles. Il est impératif de trouver un équilibre entre les nouvelles formes de communication et le maintien d’une forte aptitude scripturale et littéracienne. C’est seulement en préservant et en cultivant cette technologie intellectuelle que l’Afrique pourra véritablement prospérer dans le monde moderne, échappant ainsi à la régression potentiellement dommageable qui se profile à l’horizon

En conclusion, le lien intime entre l’engouement littéracien d’une société et son développement ou sa prospérité est évident. Pour que l’Afrique noire puisse se développer, il est impératif de résoudre le problème de sa domination linguistique et littéracienne par des structures coloniales qui la maintiennent encore sous leur emprise. Cette libération doit s’accompagner de la reconnaissance de son passé précolonial1 de société sans écriture active au sens sémiotique du terme, établissant ainsi une base solide pour un avenir fondé sur la richesse scripturale et littéracienne.

Alan Basilegpo


1Tout au moins le dernier millénaire