On dit que les Noirs ne lisent pas et l’énoncé s’impose comme une honteuse évidence, que les intéressés admettent en conscience ou du bout des lèvres.
Mais en vérité, en dépit de sa vraisemblance empirique, l’énoncé relève d’un consensus douteux, aux dessous non questionnés. Le fait de dire que les Noirs ne lisent pas sous-entend évidemment que, leur contraire anthropologique, les Blancs lisent. De même, les Asiatiques – Chinois, Coréens, Japonais, etc. – sont férus de lecture. Par exemple, naguère, au Japon, bien avant l’apparition des nouvelles technologies de communication, l’habitude était courante que les lecteurs désargentés de Tokyo, Kyoto, et d’autres grandes villes du pays, restassent debout des heures devant les rayons d’une librairie pour lire entièrement un livre qu’ils ne pouvaient pas s’offrir ; transformant ainsi la librairie en bibliothèque.
Mais la vraie question sur cet énoncé est ailleurs. Les Blancs ou les Asiatiques lisent, soit. Voyons les choses un peu en détail. Le Français lit ; l’Anglais lit ; l’Allemand lit ; le Japonais lit ; le Coréen lit… Mais avant d’aller plus loin, il faut signaler que la dimension sociologique du goût à la lecture ne peut être sous-estimée. Elle nous apprend qu’ à partir de fondements symboliques et culturels autonomes préexistants, le goût à la lecture a été à la fois une fonction croissante du temps et une résultante du développement de ces peuples et nations dont nous disons aujourd’hui qu’ils lisent. Le goût de la lecture est de ce fait une fonction des moyens dont dispose une collectivité et qu’elle peut mettre à la disposition de ses membres. En clair, si le riche a goût à la lecture, c’est d’abord parce qu’il en a les moyens.
Mais le caractère douteux du consensus dont fait l’objet cet énoncé, de notre point de vue, n’est pas uniquement ou essentiellement d’ordre sociologique. En fait, la question cruciale est de savoir – si le Blanc lit – dans quelle langue il lit ? Dans la langue du Noir ? Si le Français lit, il lit dans quelle langue ? Dans la langue de l’Allemand ? Si l’Allemand lit, il lit dans quelle langue ? Dans la langue du Chinois ? Si le Chinois lit, il lit dans quelle langue ? Dans la langue du Japonais ? Si le Japonais lit, il lit dans quelle langue ? Dans la langue du Sénégalais?
Les réponses à ces questions rhétoriques sont d’une évidence heuristique. Non seulement le Blanc considéré comme lecteur – par opposition au Noir son contraire anthropologique – ne lit pas dans la langue du Noir – qui lui est forcé de lire, le cas échéant, dans la langue du Blanc – mais le Blanc ne lit même pas dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle.
En clair, que ce soit l’Allemand ou le Japonais, tous ces peuples que l’on oppose aux Noirs sous le rapport de la lecture ne sont lecteurs, n’ont goût à la lecture que dans leur langue maternelle ; c’est en elle que germe la graine primitive du goût de la lecture. Alors pourquoi devrait-il en être autrement pour les Noirs ? Le goût de la lecture est une chose si intime que même si on devait lire dans une autre langue, il faudrait commencer à l’acquérir, à la faire germer dans le sol intime de sa langue maternelle. Or le Noir, en Afrique, est généralement privé des conditions sociales de cette germination ; il est privé de ce droit naturel et ce par toutes sortes de conditions et de décisions aussi arbitraires qu’idiotes qui l’enferment dans une aliénation aussi préjudiciable que risible.
Dès lors, le type d’insinuation que véhicule cet énoncé critique et critiqué – les Noirs ne lisent pas – relève comme nous l’avons dit d’un consensus douteux, erroné à la base, et pour tout dire insidieux. Sa superficialité est idéologiquement scandaleuse. Elle ne sert qu’à culpabiliser le Noir, et au passage, à naturaliser les conditions politiques de la camisole linguistique dans laquelle il est retenu à son corps défendant.
Adenifuja Bolaji