L’Évolution de la Traite Négrière

Introduction

L’histoire de l’Afrique depuis cinq siècles semble gouvernée par une étrange continuité : celle d’un mouvement perpétuel d’extraction humaine, une hémorragie silencieuse de ses forces vives. De la traite négrière au colonialisme, du néocolonialisme aux migrations contemporaines, les formes changent mais la logique demeure : l’Afrique perd ses enfants, et ceux qui les accueillent y trouvent toujours un intérêt.
Si la mémoire mondiale retient surtout le sort tragique des hommes et des femmes déportés vers les Amériques, elle oublie presque toujours l’autre dimension du drame : le continent vidé, déstructuré, fracturé. L’esclavage est pensé à son embouchure – les plantations, la cale, l’humiliation – mais rarement à sa source – les villages pillés, les dynamiques sociales brisées, les royaumes amputés.
Aujourd’hui, un phénomène en apparence différent rejoue pourtant cette même logique : l’immigration africaine vers l’Occident. Volontaire, revendiquée, rêvée même, elle est néanmoins un transfert massif de populations, un mouvement individuel dont les conséquences collectives sont rarement interrogées. Le paradoxe est là : à l’ère des libertés proclamées, le rêve migratoire pourrait bien être l’autre visage d’un esclavage moderne, dilué dans les promesses de prospérité.
Cet essai interroge la profondeur historique, politique et humaine de ce paradoxe.


I. La mémoire sélective de l’esclavage : l’embouchure occultant la source

Lorsque le monde évoque l’esclavage, il convoque les images fortes des déportations vers les Amériques : les chaînes, les navires négriers, les plantations cruellement hiérarchisées. Ce récit est légitime, porté par les descendants d’esclaves qui en incarnent la mémoire vivante et exigent, à juste titre, reconnaissance et réparation.

Mais ce récit laisse dans l’ombre l’autre moitié du drame : la source africaine de l’hémorragie.

Pendant quatre siècles, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants furent arrachés à la société qui les produisait : leurs familles, leurs cultures, leurs langues, leurs cosmos. Les terres furent vidées de leurs forces, les villages détruits, les dynamiques politiques bouleversées. Les historiens parlent d’une perte démographique considérable ; les philosophes, d’un traumatisme civilisationnel.

Pourtant, dans l’imaginaire mondial, les Africains restés sur le continent sont perçus comme ceux qui auraient « échappé » à l’esclavage. Comme si l’Afrique pouvait être indemne en perdant une part essentielle d’elle-même.
La question n’est pas : les Africains d’Afrique ont-ils échappé à l’esclavage ?
La vraie question est : l’Afrique, elle, a-t-elle échappé à l’esclavage ?

La réponse est non.


II. Le déni du traumatisme africain : la culpabilité comme écran

Chaque fois que la question du préjudice continental africain surgit, une objection revient :
« Certains dirigeants africains ont participé à la traite. »

C’est un fait historique qui mérite analyse, mais son invocation sert souvent de paravent moral permettant d’oublier la violence originelle de la déshumanisation. C’est comme si l’on exigeait des victimes d’un cambriolage qu’elles prouvent que personne dans leur entourage n’a facilité le crime avant de pouvoir porter plainte.

Ce mécanisme a deux effets :

  1. Il empêche l’Afrique d’assumer son propre traumatisme, paralysée par la culpabilité.
  2. Il empêche le monde de reconnaître le préjudice subi par le continent, faute de descendance visible incarnant la douleur.

Ainsi, le continent blessé ne parle pas, le monde n’écoute pas, et la source de la plaie demeure invisible.


III. L’immigration contemporaine : une continuité dans la discontinuité

L’immigration africaine vers l’Europe et l’Amérique du Nord est souvent présentée comme un choix individuel, un exercice de liberté moderne. Les jeunes Africains rêvent d’un ailleurs où semblent se concentrer prospérité, confort matériel et possibilités d’ascension sociale. Les parents eux-mêmes, parfois résignés, encouragent leurs enfants à tenter l’aventure migratoire, espérant des transferts d’argent qui amélioreront leurs conditions de vie.

Mais derrière ce rêve individuel, une autre réalité apparaît : un transfert massif de populations, une saignée démographique et intellectuelle sans précédent depuis la traite.

Les similitudes avec l’esclavage historique, bien que subtiles, sont troublantes :

  • Autrefois, l’Africain était capturé ; aujourd’hui, il se livre.
  • Autrefois, il était vendu ; aujourd’hui, il se vend lui-même à bas coût sur un marché du travail avide de main-d’œuvre docile.
  • Autrefois, la réification était explicitement raciale ; aujourd’hui, elle est libérale, économique, juridiquement codifiée.

La fonction reste la même : extraire du continent africain ce qu’il a de plus précieux : ses enfants.


IV. Une triple indifférence : Occident, migrants et dirigeants africains

La situation actuelle se maintient en raison d’une triple cécité.

1. L’Occident

Tout en dénonçant bruyamment l’immigration, il profite de cette main-d’œuvre :

  • bon marché,
  • politiquement fragile,
  • socialement vulnérable,
  • affectée à des tâches dévalorisées que les citoyens occidentaux refusent d’assumer.

L’immigré est haï en surface, mais nécessaire en profondeur.

2. Les migrants africains

Ils deviennent souvent leurs propres négriers et leurs propres marchandises.
Ils acceptent les humiliations, les risques, les exploitations, convaincus que le prix de la souffrance sera amorti par le gain matériel.

La quête individuelle supplante l’intérêt collectif.

3. Les dirigeants africains

Souvent placés, soutenus ou validés par des intérêts extérieurs, ils perpétuent une gestion qui maintient le continent en dépendance structurelle.
Rares sont ceux qui comprennent que la richesse fondamentale d’un pays est sa population.
Encore plus rares, ceux qui agissent pour la retenir, la protéger ou la valoriser.


V. Cinq siècles d’une même logique : mutation, adaptation, continuité

L’histoire africaine récente peut se lire comme un long processus d’ajustements successifs d’une même dynamique d’asservissement :

  • Esclavage : extraction humaine brutale.
  • Colonialisme : exploitation territoriale et politique.
  • Néocolonialisme : dépendance économique institutionnalisée.
  • Immigration massive : extraction volontaire mais structurellement contrainte.

Le fond reste identique : la perte continue et organisée des forces vives du continent.


VI. Le paradoxe cruel : la solution pourrait venir de l’extérieur

Il est tragique d’en arriver à ce constat :
si un frein devait être imposé à la fuite massive des Africains, il pourrait venir des politiques ultra-restrictives des partis d’extrême droite en Europe ou en Amérique.

Non parce qu’ils veulent protéger l’Afrique, mais parce qu’ils veulent protéger leurs frontières.

L’Afrique, elle, semble incapable d’enclencher ce coup d’arrêt.
Et tant qu’elle ne le fera pas, la spirale se poursuivra : départs massifs, affaiblissement intérieur, dépendance accrue, donc nouveaux départs.


Conclusion : Reconstruire l’intérieur pour libérer l’extérieur

L’immigration africaine n’est pas seulement un phénomène démographique ou économique. Elle est une conséquence historique, une blessure non reconnue, un symptôme d’un continent empêché d’être lui-même.
Elle prolonge, sous des formes nouvelles, l’extraction humaine initiée au temps de la traite négrière.

Mais aucun peuple au monde n’a jamais construit sa dignité en partant.
Aucune nation ne s’est édifiée en se vidant.
Aucun continent n’a prospéré en exportant ses rêves et ses enfants.

L’avenir de l’Afrique dépendra d’une vérité simple : tant que l’Afrique ne sera pas réparée de l’intérieur, aucun Africain ne sera réellement libre, où qu’il soit.

Adenifuja Bolaji

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