
La haine du Noir est sans doute la chose la mieux partagée parmi les Noirs eux-mêmes, du moins dans les métropoles occidentales où, chacun à sa manière et selon des degrés divers, vit la vie fragile et marginale de l’immigré.
Le constat est paradoxal, désolant, mais il s’impose avec la force d’une évidence : une sinistre variante du complexe « peau noire, masque blanc ». Dans sa perception de lui-même et de ses semblables, le Noir adopte trop souvent le regard du Blanc : il considère l’autre Noir comme un être sans importance, indigne de respect, suspect par nature. Et à son corps défendant, il reproduit les clichés, les hiérarchies invisibles, la violence symbolique qui structurent l’antinégrisme en Occident.
Ce phénomène se manifeste dans mille et une interactions quotidiennes.
Prenons la file d’attente d’un supermarché : sur dix caisses disponibles, c’est précisément devant la vôtre que le vigile noir viendra se planter. Attitude ostensiblement vigilante, comme pour signifier qu’il vous a à l’œil, lui qui est le bon Noir—celui qui a du travail—face à vous, peut-être chômeur, sans-papiers ou chapardeur potentiel. Dans sa tête, il rêve déjà du jour où il pourra vous prendre la main dans le sac et rapporter fièrement sa proie à son maître blanc, à ses employeurs, tel un chien de chasse ramenant le gibier.
À cette même caisse, observez encore la caissière noire : joviale, bavarde, chaleureuse avec chaque client blanc, elle déploie tout un arsenal de mots et de sourires, comme pour justifier son insertion sociale, prouver sa normalité, voire son humanité. Mais lorsque vient votre tour, elle s’éteint soudain : plus un mot, plus un sourire, le silence du guichet automatique, comme si vous n’étiez pas un véritable client, mais une anomalie passagère entre deux transactions légitimes.
Sur la route, même logique. Dans les situations où la politesse commande de céder le passage au piéton, ne comptez jamais sur un conducteur noir pour ralentir devant un piéton noir. Chaque fois que l’on m’a accordé cette simple marque de civilité, le chauffeur n’était pas Noir ; chaque fois qu’on me l’a refusée, il l’était.
Je rapporterai ici une scène récente, particulièrement parlante.
Au cours de ma marche sportive vers un parc éloigné, j’arrivai à un tronçon où le trottoir était barré par des travaux. La seule solution : emprunter le passage clouté. Les engins des ouvriers circulaient bruyamment. Au moment où je m’engageai, un camion survint. Son conducteur, un Noir, me brûla la priorité sans la moindre hésitation. Rien de surprenant. Derrière lui, une voiture, conduite par un Blanc, s’arrêta aussitôt avec courtoisie pour me laisser traverser.
Quelques minutes plus tard, au sortir d’un pont sur la Seine, alors que le feu piéton venait de passer au vert, la scène se répéta : un camion poubelle, conduit par un Noir, fonça tout droit, sans égard. La voiture qui le suivait, conduite par un Blanc, freina à contrecœur, puis me fit signe de passer, avec ce sourire complice qui scelle une connivence face à la grossièreté d’autrui.
Et le plus ironique advint au retour de ma marche. Revenu au même point bloqué par les travaux, je tombai nez à nez avec le premier chauffeur noir. Cette fois, à ma grande surprise, il s’arrêta net et fit preuve d’une courtoisie exemplaire. Je faillis croire que je m’étais trompé sur son compte. Mais l’illusion fut de courte durée : je découvris qu’il ne s’adressait pas à moi. Non. Sur le trottoir opposé se trouvait un homme blanc qui s’apprêtait à traverser en même temps que moi. Le camionneur noir, attentif et respectueux, ne quittait pas cet homme des yeux. Nous traversâmes ensemble, chacun regagnant son trottoir, mais je n’étais là qu’un figurant. Toute son urbanité était réservée au Blanc.
Ce n’est donc pas seulement l’affaire de comportements individuels, ni le simple fruit d’un caractère ou d’une humeur passagère. Ce qui se joue là, c’est l’effet cumulatif d’un long conditionnement historique et social. L’hostilité du Noir envers son semblable n’est pas spontanée : elle est le reflet intériorisé du mépris que l’Occident projette sur lui depuis des siècles, jusqu’à se transformer en réflexe. Le Noir apprend à se regarder avec les yeux du Blanc, à juger son frère comme un être de peu, suspect, indigne d’égards.
Ce mécanisme est redoutable parce qu’il est double. D’un côté, le Noir s’épuise à prouver, devant le Blanc, sa respectabilité : il surjoue la politesse, la courtoisie, l’ouverture, comme si son humanité devait se justifier à chaque instant. Ce zèle n’est pas gratuit ; il est une condition de survie sociale, un moyen d’exister dans un espace où sa place reste toujours fragile, contestée. Mais de l’autre, quand il se retrouve face à son semblable, il lui est impossible de maintenir la même mise en scène. Ne pouvant pas surjouer deux fois, il bascule alors dans l’excès inverse : froideur, indifférence, voire hostilité. Ainsi, plus il redouble d’amabilité envers le Blanc, plus il se ferme devant le Noir.
C’est là toute la perversité du dispositif : la politesse surabondante adressée à l’Autre se paie d’une dureté accrue envers le frère. Tant que cette mécanique n’est pas reconnue, nommée et combattue, la chaîne de la haine continuera de se reproduire, discrètement mais sûrement, dans les gestes les plus banals du quotidien. Et c’est peut-être le défi le plus urgent : désapprendre le regard de l’oppresseur, se libérer du rôle de « Noir respectable » pour retrouver la possibilité d’un rapport simple, digne et solidaire avec son semblable.
Ahandeci Berlioz
