
Tout à l’heure j’ai tenté– sans que le besoin, Dieu merci, n’en soit trop pressant — d’aller pisser dans la gare TGV d’Aix-en-Provence où j’étais de passage, et il y eut une sentinelle de dames pipi qui m’opposèrent avec courtoisie mais non sans fermeté un droit de péage pour le moins inattendu: 1€ dirent elles en chœur en me montrant l’inscription accrochée à un tourniquet qui barrait le chemin. Payer pour pisser dans une gare, où vous devez prendre le train dont vous avez déjà payé le billet, voilà qui tient du libéralisme à tout crin. Cette violence marchande qui ne jure qu’en termes de tarification en devient même paradoxal, comique et pathétique. En effet à bord du TGV en question sans doute entraînée par l’analogie de la grande vitesse qui faisait voir dans le train comme un long avion terrestre, l’ambiance était calquée sur le modèle d’un voyage aérien. On avait droit à la déclinaison de l’équipage, ainsi que du temps qu’il fera à destination, comme dans les avions ; comme dans les avions, une affiche électronique montrait l’itinéraire parcouru et la tranche restante, tout cela légendé en diverses langues européennes comme cela se fait dans les avions : le TGV n’est-il pas un vecteur européen sous-régional !
Bref à l’intérieur du TGV on nous fait croire que nous n’avons pas besoin de prendre l’avion pour faire le même trajet, que l’avion ne fait pas mieux et n’a rien de nouveau sous le ciel du transport. Or dans les aéroports à ma connaissance on ne paye pas un centime pour pisser dans des toilettes, autrement plus nettes et plus équipées. Mais dans les gares où les avions de terre vous prennent vous ne pouvez pas pisser sans payer : vive le libéralisme inhumain et ses paradoxes! On veut bien faire oublier à beaucoup l’avion sur le terrain duquel le TGV chasse non sans un certain succès mérité du reste. Mais tandis qu’à bord du TGV on concurrence l’univers de l’avion et tout ce qui va avec, au sol dans les gares on ne se soucie guère de ressembler aux aéroports. Deux évolutions en sens inverses et là aussi non dénuées de paradoxe. Car, alors que, si l’on admet volontiers que l’ambiance de rêve concurrentiel qui est créée à bord du TGV est une ambiance futuriste axée vers le progrès, ce qui se passe au sol dans les gares ne relève pas non plus des mœurs du passé. Car jadis, l’humain était au centre des préoccupations des pourvoyeurs de services de transport collectif comme le train — pouvoirs publics ou collectivités territoriales. Il y a encore quelques années on ne peut imaginer l’existence d’une gare privée de lieux de soulagement non tarifé de besoins physiologiques de base. Peut-être que finalement la solution de ce paradoxe réside dans la logique de déshumanisation qui est au principe des discours et des pratiques dits du progrès.
Qu’il y ait une société privée qui fasse payer les gens pour pisser dans des gares, je n’ai rien contre ; en revanche que dans une gare d’un pays qui se dit civilisé, capitale des droits de l’homme, et tutti quanti on ne puisse pas se soulager, faire son besoin sans avoir à payer un rond, voilà qui relève d’une Très Grave Violation des droits de l’homme civilisé!
Ahandeci Berlioz
