Les faux médicaments se comptent par centaines de millions et font des ravages dans les populations. Comment comprendre que des ONG, des gouvernements ou des mouvements activistes s’opposent à la lutte contre ce fléau ?
La lutte contre les médicaments faux ou illicites est devenue depuis le début des années 2000 une cause internationale, mobilisant l’Organisation Mondiale de la Santé et l’Organisation Mondiale des Douanes. Des chiffres et des faits divers poignants sont ainsi régulièrement avancés pour justifier cette mise à l’agenda international : un médicament sur 10 en circulation dans les pays en développement serait illicite, et les douanes auraient intercepté 550 millions de doses de faux médicaments en 2013 ; ces médicaments seraient par ailleurs à l’origine de nombreuses morts, l’exemple le plus frappant étant les 2500 morts au Niger en 1995 après l’injection d’un faux vaccin (p. 7-10). Dans ce contexte, l’organisation à partir des années 2000 d’une lutte internationale contre ce fléau des « impostures pharmaceutiques » apparaît non seulement parfaitement justifiée, mais même quelque peu tardive. Comment expliquer alors que des ONG, des gouvernements ou encore des mouvements activistes se soient élevés contre cette lutte ? S’appuyant sur deux terrains ethnographiques au Kenya et en Inde et sur l’analyse de la presse et des rapports publiés par l’Organisation Mondiale de la Santé, l’ouvrage de Mathieu Quet met en lumière les controverses autour de ces « impostures pharmaceutiques », qui mêlent santé publique et intérêts économiques, sécurisation de la qualité des médicaments et contrôle de leur circulation mondiale.
Cinquante nuances d’imposture pharmaceutique
Le premier apport majeur de ce livre est de revenir, dans la continuité des travaux en sociologie et en histoire économique, sur les enjeux mêlés de santé publique et de commerce soulevés par la qualification des médicaments. « Substandard, Spurious, Falsified, Falsely Labelled, Counterfeit » (sous-standard, faux, falsifié, mal étiqueté, contrefait) : cette juxtaposition d’adjectifs qui a donné son nom à un groupe de travail créé en 2010 par l’Organisation Mondiale de la Santé, souligne les ambiguïtés sémantiques dans la qualification de l’imposture pharmaceutique (p. 44). Alors que « sub-standard », « spurious » et « falsified » qualifient des défauts de qualité, voire des tromperies manifestes, mettant en péril la santé de ceux qui les consomment, « falsely labelled » et « counterfeit » qualifient des infractions à la transparence de l’information, au droit des marques et des brevets qui nuisent avant tout aux intérêts économiques des industriels. Or, la simple juxtaposition de ces adjectifs dans une même désignation (et donc dans les missions du groupe de travail ainsi nommé) met sur le même plan tous ces médicaments, disqualifiés comme autant de formes d’imposture pharmaceutique et devant tous être retirés du marché.
La caractéristique commune des médicaments considérés comme illicites est de ne pas avoir été contrôlés en tant que tel par le système de régulation compétent sur le territoire et d’être vendus sans respecter les normes pharmaceutiques nationales ou internationales » (p. 16).
L’objectif central de l’ouvrage est de retracer le processus par lequel les industriels sont parvenus à faire valoir auprès des organisations internationales et des États (notamment du Sud) une vision et une pratique de la « sécurité pharmaceutique » qui ne distinguent pas parmi ces « impostures pharmaceutiques » celles qui représentent un danger pour la santé publique (les faux médicaments) et celles qui représentent un danger pour les intérêts économiques (les médicaments contrefaits et les médicaments génériques). Dès les années 1990 et de manière plus poussée dans les années 2000, les industriels de médicaments ont ainsi créé des groupes de travail au sein de l’OMS avec pour objectif de favoriser une définition très large du médicament illicite et une politique de « sécurité pharmaceutique » qui sanctionne indistinctement toutes ces infractions. Ces groupes ont lancé des études de morbi-mortalité liées à la consommation de ces médicaments, mais également des estimations de la part de marché de ces copies. Ils ont également développé et mis à disposition des douaniers des technologies censées distinguer le « vrai » du « faux » médicament et qui s’appuient sur une base de données renseignée par les grandes entreprises pharmaceutiques (et donc incomplète). Grâce à ce travail de cadrage et d’instrumentation de la « sécurité pharmaceutique », les industriels sont parvenus à inscrire la lutte contre toutes les « impostures pharmaceutiques » à l’agenda de l’OMS, mais également de nombreux États, faisant de la Santé publique un argument pour protéger les intérêts économiques.