À propos de : Sean Wilentz, No Property in Man : Slavery and Antislavery at the Nation’s Founding, Harvard University Press
La Constitution des États-Unis rédigée en 1787 était-elle pro-esclavagiste ? L’historien Sean Wilentz conteste cette analyse communément acceptée en proposant une interprétation inédite des intentions véritables des Pères fondateurs.
Un spectre hante la Constitution des États-Unis : le spectre de l’esclavage. Rédigée pendant l’été 1787 par une cinquantaine de délégués des différents États réunis à Philadelphie, la Constitution évoque en différents endroits la question de l’esclavage et celle, connexe, du statut juridique des esclaves, sans que jamais apparaissent les mots « esclave » ou « esclavage ». Ainsi de l’article premier, sur le pouvoir législatif, où sont opposées aux « personnes libres » (free persons) les « autres personnes » (other persons), c’est-à-dire les esclaves. Évoqué à demi-mot, par le biais de périphrases généralement perçues comme des euphémismes, l’esclavage semble faire l’objet d’un embarras, dans un contexte où résonnent encore les appels à la liberté et à l’égalité inscrits dans la Déclaration d’indépendance de 1776. Les rédacteurs du texte constitutionnel auraient cherché à dissimuler plusieurs dispositions favorables aux intérêts des propriétaires d’esclaves, consenties par les délégués des États du Nord à leurs compatriotes des États du Sud afin de s’assurer leur soutien à l’Union. Le « compromis constitutionnel » ne serait rien de moins qu’une compromission avec l’esclavage. Le leader abolitionniste blanc William Lloyd Garrison ne dit pas autre chose dans les années 1840, lorsqu’il décrit la Constitution américaine comme « une alliance avec la mort, un pacte avec l’enfer ». S’ils s’expriment dans des termes moins imagés, les historiens les plus récents partagent peu ou prou l’interprétation de Garrison : la Constitution est un document pro-esclavagiste (Finkelman, 2001 ; Waldstreicher, 2009 ; Van Cleve, 2010).
C’est cette interprétation dite « néo-garrisonienne » de la Constitution (p. 275) que réfute Sean Wilentz dans No Property in Man. Dès la première page de l’ouvrage, celle-ci est qualifiée d’« erronée » (p. 1). Wilentz voit dans les périphrases constitutionnelles non pas l’effet d’un malaise ou la trace d’un renoncement de la part des délégués antiesclavagistes à la convention de Philadelphie, mais tout au contraire la preuve de leur intelligence politique et de leur détermination : ne pas faire figurer le mot infamant d’« esclavage » dans la Constitution est une façon de ne pas reconnaître la légitimité de l’institution au niveau national ; parler de « personnes » plutôt que d’« esclaves », c’est humaniser la population servile en même temps que refuser le principe de property in man qui donne son titre à l’ouvrage, soit l’idée qu’on puisse posséder des êtres humains. Wilentz opère un renversement de perspective qui lui permet de mettre en lumière une présence antiesclavagiste négligée dans l’histoire de la jeune république (chapitres 1 à 3). Il analyse ensuite les lectures souvent contradictoires de la Constitution que font les défenseurs et les opposants à l’esclavage entre les années 1790 et la guerre de Sécession (chapitres 4 et 5).
Le paradoxe constitutionnel