On parle souvent au nom du peuple, sans savoir ce que le terme, très équivoque, signifie. Selon Gérard Bras, il faut considérer qu’un peuple n’existe que lorsqu’il se déclare, dans un acte toujours révolutionnaire.
« Qu’est-ce que le peuple ? Je n’en sais rien. Existe-t-il ? Il m’est impossible de répondre à cette question. » L’incipit du livre de Gérard Bras n’a rien d’une provocation, moins encore d’une coquetterie d’auteur. Sous forme négative, c’est bien sa thèse qu’il exprime, thèse dont le livre établira la positivité. Mettre au jour la question du peuple, tel est l’objet de ces « éléments d’une histoire conceptuelle » qui nous conduit du XVIIIe siècle, où semble triompher le peuple souverain, jusqu’à nos jours où il semble avoir disparu.
La question du peuple
Histoire conceptuelle, et non histoire des idées ou de la philosophie : pas plus qu’il ne cherche la permanence de l’idée de peuple, Gérard Bras n’expose les conceptions successives que les philosophes ont pu s’en faire. S’il ne minore nullement le poids historique de Hobbes, de Rousseau ou de Hegel, il montre aussi bien l’importance inaugurale des débats de juin 1789 entre Mirabeau et Sieyès, l’intensité de la pensée de Michelet ou les ambivalences symptomatiques des textes de de Gaulle. Il n’est malheureusement pas possible d’entrer ici dans le détail d’un parcours historique bien trop riche pour être résumé sans dommage. Disons simplement que ces « éléments d’histoire conceptuelle » expliquent pourquoi “peuple” pose une question plutôt qu’il n’énonce un concept. Question qu’on retrouve à la fin, non plus comme celle d’un philosophe inquiet pour la démocratie, mais comme la question qu’est littéralement le peuple lui-même. Car si le mot “peuple” est encore disponible pour une politique de l’émancipation, c’est à la condition qu’il reste « le nom d’une question, jamais réglée » (p. 354, l’auteur souligne).
Ainsi Gérard Bras ne va pas de l’ignorance au savoir mais de l’ignorance au questionnement. C’est que, du “peuple”, il ne saurait y avoir de science, le mot ne renvoyant pas à un ensemble de faits empiriquement donnés. L’enquête de Gérard Bras a pour but de montrer que le peuple n’existe que lorsque des hommes, s’emparant du mot, se déclarent être le peuple, geste irréductible à toute explication sociale par la domination et l’aliénation. L’une des thèses fortes de cet ouvrage qui en comporte beaucoup est en effet que l’exploitation ne peut être la cause suffisante de l’avènement du peuple sur la scène politique. Ce sera du reste l’explicit du livre : le peuple pose une « question politique non réductible à celle de l’exploitation » (p. 354). Politique, le “peuple” l’est en ce sens qu’il naît d’un geste qui bien sûr s’ancre dans un cri, une souffrance, une indignation, mais qui suppose toujours un acte, une décision par laquelle des hommes, en se déclarant “le peuple”, exigent une transformation de l’ordre social dans son ensemble. On le voit, “peuple” est un performatif ; plutôt qu’une idée, il est une proposition : « we the people ». En ce sens, c’est un mot intrinsèquement révolutionnaire.