
Les deux premières années d’enseignement de Bourdieu au Collège de France constituent moins une introduction générale à ses concepts qu’une longue plongée dans sa méthode, au carrefour de la réflexivité, du symbolique et de l’analyse structurale.
Élu au Collège de France au printemps 1981, Bourdieu choisit d’intituler ses cinq premières années d’enseignement « Cours de sociologie générale », avec la visée manifeste de « présenter les linéaments fondamentaux » de ses travaux. À la différence de ses cours précédemment publiés à titre posthume (ceux très généraux sur l’État [1] et ceux plus détaillés, mais tout aussi captivants, sur Manet), ce premier volume, qui regroupe ses deux premières années d’enseignement, reprend dans l’ensemble des recherches qu’il vient de publier (La Distinction, Le Sens pratique, « La sainte famille [2] » et Ce que parler veut dire) ou qui ont été publiés depuis (Homo Academicus et Les Règles de l’art).
Si elles ne présentent pas de réflexions inédites, ces leçons ne manquent pas d’intérêt pour autant. On a plaisir à retrouver le parler de Bourdieu, sa modestie, son humour, son intransigeance scientifique, la pluralité de ses champs de recherche et la puissance corrosive de ses concepts. À l’opposé de la leçon d’agrégation ou du concours d’éloquence, dont l’auto-satisfaction complaisante lui fait horreur, il progresse volontairement à petits pas, désamorçant par avance les contresens et les critiques tout en questionnant les présupposés de la moindre affirmation qu’il se risque à lancer (cette extrême prudence donne d’ailleurs à l’ensemble, et notamment aux quatre premiers cours, une allure parfois un peu laborieuse, hésitante et répétitive, qui me ferait déconseiller ce volume aux lecteurs désireux de s’initier à la pensée bourdieusienne [3]).
La sociologie, science de la réflexivité et du symbolique
S’adressant à un public nombreux, composé de sociologues apprentis ou confirmés (qu’il encourage à prolonger ses réflexions), d’auditeurs parfaitement novices (qu’il traite avec beaucoup de prévenance), mais aussi de confrères du Collège (qu’il espère convaincre de l’utilité de ses outils pour mettre à jour « l’inconscient épistémologique des spécialistes des sciences humaines »), Bourdieu commence son cours par les fondamentaux : que fait le sociologue ? Comment le fait-il ? Quel est son objet ? Quels pièges doit-il éviter ?
Et pour lui, le principal problème que rencontre tout sociologue, c’est de classer des individus qui passent eux-mêmes leur temps à classer et à se classer. Que faire des découpages que les gens et les groupes ne cessent d’opérer pour se différencier les uns des autres ?
Pour éviter de projeter ses propres représentations sur celles des acteurs sociaux, la première tâche du sociologue « consiste à recueillir aussi naïvement que possible ces catégorèmes [que tout un chacun utilise spontanément pour classer], à les enregistrer tels quels en essayant toujours de savoir par qui ils sont produits, par qui ils sont utilisés, quel est leur champ de validité ». Ainsi faut-il essayer de comprendre, par exemple, quels critères utilisent les professeurs d’université pour se définir et se distinguer les uns des autres.
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