Ne cherchons pas à sauver l’illusion française de l’infaillibilité du pouvoir

par Eva Joly

Les attentats terroristes du 13 novembre 2015 ont fait 130 morts. En 2022, Salah Abdeslam a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour sa participation à ce massacre. En septembre 1989, l’attentat contre le DC-10 d’UTA a fait 170 morts, dont 54 Français. En 1999, l’organisateur de cet attentat, Abdallah Senoussi, a été condamné à perpétuité par une cour d’assises française.

Imagine-t-on un candidat à la présidence mandater des émissaires pour aller à Rakka négocier des financements avec Daesh et les tueurs du Bataclan ? Non, et pas davantage ne pouvons-nous imaginer des émissaires français négocier avec le tueur du DC-10 d’UTA. Et pourtant, c’est arrivé. En 2005, l’entourage de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, a négocié avec un assassin qui avait le sang de 54 citoyens français sur les mains. Ces rencontres avec un terroriste, alors déjà condamné par une cour d’assises française, Brice Hortefeux et Claude Guéant n’en contestent pas la réalité. C’est arrivé.

Déshonneur, indignité

Quelle dose d’aveuglement faut-il aux commentateurs pour ne pas voir l’abjection de ces menées ? Leur honneur et le nôtre étaient pourtant engagés dans ces discussions. Nicolas Sarkozy est, avec d’autres, reconnu coupable en première instance d’association de malfaiteurs pour avoir marchandé avec un terroriste, dans l’espoir de financements à même de fausser une élection présidentielle en lui conférant un avantage déloyal.

Il faut reformuler encore et encore : alors que des Françaises et des Français attendaient que le terroriste responsable de la mort de leurs proches soit arrêté et que justice soit faite, l’entourage de Nicolas Sarkozy est allé rencontrer cet homme pour lui faire offre de collaboration. Où sont les soi-disant patriotes pour s’émouvoir de cette ignominie, de ce déshonneur, de cette indignité ?

Face à la réalité de la condamnation de Nicolas Sarkozy, les médias et les commentateurs semblent désorientés. On recueille la parole éplorée des Neuilléens plutôt que celle des proches des victimes de l’attentat du DC-10. Les marchands de doute sont de sortie sur les plateaux. Il faut sauver une illusion française : celle de l’infaillibilité du pouvoir. Et éditorialistes comme politiques sont des marchands de doute d’autant plus zélés qu’ils croient à cette fiction, ou feignent d’y croire.

Polémiques artificielles

Ils déplacent d’abord le problème. Ne parlons plus de l’association de malfaiteurs, mais plutôt de l’exécution provisoire des peines. Ils discréditent ensuite les institutions par une rhétorique complotiste : quatre juges d’instruction, trois juges du tribunal et trois substituts auraient tous des motifs obscurs et des comptes personnels à régler, comme avant eux les juges de l’affaire Bismuth et ceux de l’affaire Bygmalion.

Enfin, entretenons des polémiques artificielles. Citons, parmi beaucoup d’autres, l’éditorialiste Patrick Cohen sur France Inter, vendredi 26 septembre : « Compte tenu de l’énormité de l’accusation, de la qualité du principal condamné, de la radicalité du jugement, de la déflagration politique qui en résulte, il eût fallu une démonstration éclatante. Hélas, elle ne l’est pas. »

Eh oui, une démonstration juridique manque d’éclat. Elle est terne et pointilleuse car elle soupèse et qualifie juridiquement des centaines de faits épars. Ce discours subtil n’est pas une partition facilement transposable pour les solistes du barnum médiatique. Les juges de première instance ont été prudents. Ils ont élagué ce qui pouvait prêter à discussion au profit d’un noyau de qualifications solides. La cour d’appel aura peut-être une autre lecture. Mais s’il est une chose que les défenseurs de l’État de droit ne devraient pas reprocher aux juges, c’est de parler l’austère langage du droit.

Passion légitimiste et autoritaire

Patrick Cohen ajoute que la démonstration juridique devrait tenir compte « de la qualité du principal condamné ». La violence de classe claque dans cette phrase banale. Qui connaît les comparutions immédiates sait que la justice à laquelle M. Sarkozy a eu droit est d’un raffinement et d’une précaution infinis, traitement auquel bien peu de justiciables français ont droit. Mais qui s’inquiète de l’exécution provisoire pour les citoyens ordinaires, appliquée dans 89 % des cas lorsque la condamnation dépasse deux ans ? Qui s’inquiète de la justice d’abattage des comparutions immédiates ? Ni les ténors de la droite, ni les éditorialistes qui s’agitent en tous sens pour défendre le corps du roi.

Car c’est bien une passion légitimiste et autoritaire qui affleure ici. L’ex-président est intouchable, le pouvoir qu’il a incarné est intouchable, la fonction est intouchable, le clan est intouchable. Peu importent les faits, peu importent les qualifications légales. Qu’il puisse, comme n’importe quel justiciable, aller en prison est simplement impossible. À l’image d’Emmanuel Macron déplorant le retrait de la Légion d’honneur de l’ex-président condamné définitivement à de la prison ferme dans l’affaire Bismuth, l’élite française, celle du monde d’hier, s’enferre dans une conception d’un autre âge du pouvoir, de son apparat et de ses privilèges. Sans voir le spectacle pathétique qu’elle offre aux Français.

Eva Joly
Avocate et ancienne élue EELV
Publié le 29 septembre 2025 dans le journal la Croix

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