
Tout finit toujours par finir. Homme de l’ombre et passablement ombrageux longtemps, à la suite de l’explosion en vol du vaisseau amiral de son deal et idylle avec un ludion venu de nulle part, Yayi, Talon décide de sortir de l’ombre. Suivant l’adage : « on n’est jamais mieux servi que par soi-même”, il décide de devenir président au lieu d’être le marionnettiste de gens qui, une fois arrivés aux affaires, sont plus soucieux d’eux-mêmes que de lui et de ses affaires.
Talon pensait que cinq années suffiraient pour ressusciter le paquet de ses affaires que Yayi avait ruinées, reconstruire le monde de ses biens selon son rêve. Comme le nombre des hommes politiques qui ne mangeaient pas dans sa main pouvait se compter sur les doigts d’une main, Talon n’eut aucun mal à obtenir d’eux respect et soumission sous peine de chantage ou de menaces voire… Les Koupaki naguère si agiles et entreprenants, les Bio Tchané si lucides et flamboyants; les Bruno Amousou si énigmatiques et malicieux ; tous ces ténors et bien d’autres durent accepter une anesthésie politique, le temps du règne de Talon.
Talon a régné d’une main de fer ; despote contrarié, il a une conception bien spéciale de la démocratie qu’il ne considère ni comme une urgence sous nos tropiques ni comme une fin en soi — ce en quoi on ne peut pas lui trouver entièrement tort. Le Bénin, il faut le reconnaître, est loin d’être facile à gouverner. Une dose de poigne est nécessaire pour bouger quelques lignes bloquantes. Et, en cela, Talon n’y est pas allé de main morte. C’est au prix d’un certain radicalisme qu’il a pu apporter un peu de rationalité dans maints domaines.
En 2026, c’est-à-dire en moins de trois ans maintenant, son second mandat viendra à sa fin. Que faire ? Ses affaires ressuscitées méthodiquement seraient-elles sauvegardée de la hargne vengeresse des régimes à venir? Seraient-elles sanctuarisées? Traverseraient-elles l’histoire indemnes? “Qui tue par l’épée ne périra-t-il par l’épée” ?…
Ces questions qui, on l’imagine, taraudent l’esprit de Talon sont d’autant plus lancinantes que l’homme, pour arriver à ses fins, n’a pas marché sur des oeufs, et s’est fait un bon paquet d’ennemis, et pas des moindres. Soglo : Père, mère et fils ; Adjavon, Madougou, etc… La plupart en prison ou en exil.
Tout finit par finir : que faire ? Comment mettre en place et appliquer le slogan cher aux Yayistes de la belle époque : “Après nous, c’est nous” ?
Vers cette fin de règne, Talon sait qu’il n’a aucun intérêt à aggraver ou à compliquer sa situation en se lançant à corps perdu dans la lutte devenue tristement africaine du troisième mandat. Ce n’est ni son désir ni son style. Et pourtant, il se rend compte que si dix ans ont suffi pour ressusciter et sanctuariser ses affaires, il lui en faudrait au moins encore autant pour les soustraire à la hargne vengeresse non seulement de l’armée de ses ennemis tenaces mais– catégorie encore plus inquiétante — de la conscience collective des Béninois ; ceux qui sont restés affamés et condamnés à la débrouille pendant que lui Talon et son entourage se la coulaient douce. D’où la nécessité de mettre en place un plan ingénieux de succession qui sécurise ses affaires et s’inscrive dans la continuité harmonieuse de sa geste politique. Beaucoup de prétendants à sa succession se bousculent au portillon. Mais, après sa cruelle expérience avec Yayi, le maître-mot de Talon est la confiance.
Les candidats cooptables ou pressentis s’activent, se positionnent et gesticulent déjà. Il y a dans l’ordre de préférence de Talon, son ami Olivier Bocco. Avec lui, Talon pense être en terrain de sécurité absolue. Mais cette transmission du pouvoir est une forme incestueuse de succession qui entérine la dérive oligarchique de la vie politique béninoise. Sachant qu’au Bénin — et en conséquence de l’influence délétère que l’argent a eue sur la vie politique — le pouvoir est soumis aux mieux-disant pécuniaire, l’homme le plus galetteux du pays qui s’est appuyé sur le pouvoir politique pour s’enrichir, utilisera son argent pour se mettre en tête des politiques directement ou par personne interposée. Telle est malheureusement la maladie vénérienne de la vie politique béninoise sous l’emprise des deux mamelles diaboliques du régionalisme et de l’achat de conscience. On parle souvent de démocratie mais comment concevoir pratiquement la démocratie dans des sociétés où la pensée politique est d’une indigence lamentable? Quelles sont les deux grands partis politiques opposés d’une démocratie où la grande masse, au lieu d’une pensée, n’a que les émotions de l’ethnie ou la fascination de l’argent chevillées au corps?
Dans cette impasse, un homme comme Talon, quitte à se montrer violent et autoritaire et à condition de ménager les intérêts de la Françafrique, a de bonnes chances d’avoir la haute main sur la vie politique. Ainsi donc, n’écoutant que la voix de la sécurisation de ses affaires, Talon ne dédaignerait pas se faire remplacer par Bocco Olivier, son ami de longue date en qui il a pleine confiance. L’homme pourrait assurer le service après-vente de sa politique et surtout de la sécurisation de ses intérêts, de ses affaires. D’autres personnes sont sur la liste comme Djogbénou qui s’échauffe dans les coulisses et structure son parti pour le combat ultime. Il y a aussi l’ambitieux Aurélien Agbénonci, adepte des discours et des effets de manche qui, fort de sa décoration par la France et de son expérience de fonctionnaire international, trajectoire hautement fantasmée dans l’imaginaire béninois, pourrait se targuer de sa vraie fausse distance prise avec Talon, pour accréditer la farce d’une opposition crédible à son régime le moment venu. Romuald Wadagni, le ministre de l’Économie et des Finances qui jusqu’à nouvel ordre a hérité de la coopération après que ce secteur a été retiré à l’ex-titulaire Aurélien Agbénonci, a des raisons de nourrir des ambitions. Une dame dans la mêlée, et pas n’importe laquelle : Adidjatou Mathys. Haut cadre de l’administration béninoise, première femme ministre de l’économie et des finances sous le régime de Yayi, puis ministre du travail et de la fonction publique depuis l’avènement de Talon, on peut arguer qu’elle connaît bien la maison et les rouages systémiques de son fonctionnement. Et, last but not least, Janvier Yahouédéhou qui fait partie de ceux qui ont soutenu la candidature de Talon aux premières heures de 2016, y compris en sacrifiant leur propre ambition. Par sa récente nomination en tant qu’ambassadeur en Guinée équatoriale, il se pourrait bien que Talon essaie de le tremper dans le bain diplomatique pour compléter son expérience d’homme politique et lui donner le vernis de l’international dont raffolent les Béninois. À moins qu’il ne s’agisse au contraire d’un éloignement technique destiné à neutraliser ses ambitions et à l’empêcher de jouer les empêcheurs de manœuvrer en rond…
La liste est longue des successeurs potentiels, possibles et déterminés. Mais le problème de Talon dépasse celui d’une succession simple. Choisir un successeur, déposer le nombre de milliards qu’il faut pour assurer son élection n’est pas le vrai problème de Talon. Le vrai problème de Talon c’est comment faire oublier la violence par laquelle il a exercé le pouvoir et réalisé ses rêves, c’est-à-dire la restauration de ses affaires. Car, seul un tel oubli peut parachever leur sanctuarisation et leur naturalisation dans le temps. C’est pour cela que Talon va mettre en place un cirque dont le but est de faire croire à une ambiance de « nonvitcha » politique, de détente générale et d’amnistie dans le pays. Ceci aura deux volets.
Le premier volet est constitutionnel. Il consiste en une révision de la Constitution dont le but est de supprimer le plafond d’âge pour la candidature présidentielle actuellement fixée à 70 ans. Cette suppression permettra à des gens comme Yayi, Koupaki, Bio Tchané de se mettre en scène présidentielle alors qu’en l’état actuel des choses la constitution ne le leur permet pas. Le cirque va faire croire à une ambiance d’entente nationale, une bulle d’amnistie tout à l’avantage de Talon. Talon n’exclut pas que le processus produise un résultat inattendu, qui n’est du reste pas inédit dans l’histoire politique du Bénin, comme le retour miraculeux de Yayi au pouvoir. Les gesticulations médiatiques de ce dernier ces derniers temps prouvent si besoin est que le mot est bien passé et que celui-ci est bien prêt à prendre Talon au mot.
À condition qu’il préserve ses intérêts, le retour de Yayi constituerait un bel écran de fumée pour sanctuariser les affaires de Talon. Une bonne jetée dans l’océan de leur pérennisation. Cependant compter sur Yayi pour sécuriser ses arrières n’est pas, on s’en doute, une option de gentlemen agreement de haute garantie pour Talon.
C’est sur ce genre de cirque, véritable nonvitcha national, que planche Talon pour créer dans le pays l’illusion d’un œcuménisme politique, gage de l’oubli de ce qu’il en a coûté, en termes de violence et de despotisme pour réaliser ses rêves personnels et mettre selon lui le pays sur les rails. L’un des moments forts et fort justificatif de ce cirque œcuménique est la libération des prisonniers politiques, les Madougou et autres Joël Aïvo pour ne citer que ceux-là, et la porte ouverte aux exilés, leur retour au pays médiatisé. Tout ce cirque si nécessaire à Talon pour gérer sa succession au mieux et ne pas subir les contrecoups de l’histoire — contrecoups faits de vengeances tenaces, de règlements de comptes et de retour en arrière — n’a pas seulement un coût mais il a aussi un risque.
En effet, faire sauter le verrou des 70 ans n’est pas seulement néfaste à court terme en ce qu’il fera faire une régression politique au Bénin qui a besoin d’aller de l’avant ; dans la mesure où en dépit de son espérance, à coups de milliards, d’imposer son homme, Talon n’est pas à l’abri de la surprise de voir se glisser dans la faille un Yayi dont le style et la capacité de mener ce pays vers l’avant ne conviendraient qu’aux nostalgiques de la gabegie, du régionalisme et de l’inféodation décomplexée aux intérêts de la Françafrique. L’éléphant blanc hideux qu’est resté le chantier du siège de l’Assemblée nationale à l’entrée de la capitale Porto-Novo se rappelle tristement à nos mémoires comme une des signatures du règne de Yayi. Et pourtant ce n’est pas la volonté de bien faire qui a manqué à Yayi.
Au-delà du cas phénoménal d’un retour éventuel de Yayi au pouvoir, il est clair que faire sauter le verrou des 70 ans serait comme ouvrir une boîte de Pandore dont les conséquences sont pour le moins imprévisibles. Bien que Talon ait promis, la main sur le cœur, de ne pas tenter l’aventure du troisième mandat, sur le fond, s’attaquer à la constitution juste pour se payer une assurance vie politique, le cas échéant, n’est pas moins condamnable que ce qui se fait ailleurs où la révision constitutionnelle est instrumentalisée pour un troisième mandat ou pour s’éterniser au pouvoir.
Adenifuja Bolaji et Titus Nonviclin
