Les Fondements Oubliés de la Culture, Une Approche Écologique
Ni les sciences sociales ni les sciences de la nature ne s’attachent aujourd’hui à penser les rapports culturels entre les hommes et les animaux. Pour les comprendre, il faut revoir toutes nos catégories et se défaire, une fois pour toutes, de l’opposition entre nature et culture.
Partir de l’étude des rapports entre humains et animaux pour repenser la culture : tel est l’enjeu de l’ouvrage de Dominique Guillo, sociologue, directeur de recherche au CNRS, qui livre ici une synthèse – articulée et augmentée – de plus d’une dizaine d’années de recherches. Spécialiste de l’histoire et de l’épistémologie des sciences humaines et sociales dans leurs rapports aux sciences du vivant, D. Guillo soutient que la manière dont ces deux ensembles disciplinaires ont abordé la culture souffre d’un sérieux biais identitaire, qui les empêche de penser l’existence de cultures construites par et entre des espèces animales différentes.
Le diagnostic du biais identitaire
C’est à l’établissement de ce diagnostic épistémologique que D. Guillo consacre les trois premiers chapitres de l’ouvrage. Les sciences de la nature (l’écologie comportementale, l’éthologie et la biologie néo-darwinienne) ouvrent le bal, avec un premier chapitre où l’auteur propose une synthèse, très pédagogique, des recherches sur les sociabilités et les cultures animales qui ont émergé depuis plus de 40 ans. On y rencontre la singulière définition néo-darwinienne du social (un comportement œuvrant à la survie ou à la perpétuation des gênes d’individus autres que son auteur) puis une définition éthologique de la culture vue comme un ensemble de traits transmis par « apprentissage social » (social learning) plutôt que par des mécanismes génétiques de sélection naturelle.
Si l’existence de « cultures » parmi plusieurs espèces animales ne semble plus faire débat, D. Guillo note la difficulté, voire la réticence, à s’intéresser aux rapports entre individus d’espèces différentes. Les « cultures interspécifiques » ne sont donc pas à l’ordre du jour des sciences de la nature. Qu’en est-il du côté des sciences humaines et sociales ? Analysé de manière critique par D. Guillo dans le second chapitre, le développement de l’étude des interactions interspécifiques en SHS, n’offrirait pas non plus les conditions nécessaires à la compréhension des « cultures interspécifiques ». Ces travaux très hétérogènes [1] (les animal studies, l’anthropologie de B. Latour, celle de Ph. Descola, de T. Ingold, l’interactionnisme d’A. Arluke, C. Sanders, ou C. Jerolmack, l’ethnométhodologie de D. Goode, les science studies de D. Haraway, ou E. Crist) auraient certes ouvert la voie à l’exploration empirique des interactions humains-animaux, mais au prix d’une imposture épistémologique. Malgré leur prétention à ne plus placer l’humain au centre de toute réflexion, à « désanthropocentrer » le savoir, ces recherches reconduiraient une vision de la culture proprement humaine. En cause : l’attachement de certains à un constructivisme peu compatible avec l’objectif de dépasser l’anthropocentrisme, mais également une indifférence (voire une méfiance) à l’égard des sciences de la nature.