Question à… Guillaume Lachenal, maître de conférences en histoire des sciences à l’Université Paris Diderot. Il vient de publier « Le médecin qui voulut être roi. Sur les traces d’une utopie coloniale » (Seuil, 2017), qui retrace la biographie improbable d’un médecin des troupes coloniales qui semble le lointain cousin du colonel Kurtz d’Apocalypse Now.
Qui est le médecin-colonel Jean Joseph David ?
Le Dr David est un médecin des Troupes Coloniales, qui exerça du Pacifique à l’Indochine, en passant par l’Afrique. Il eut une carrière belle et banale, interrompue en 1955 juste avant d’être nommé Médecin Général, avec des voyages aux quatre coins de l’Empire, des honneurs, des médailles, des notes toujours excellentes. Mais à part son dossier militaire, il a laissé peu de traces dans les archives. Comparé à d’autres médecins devenus des héros coloniaux, comme Jamot, Calmette ou Yersin, il n’y a aujourd’hui ni rues ni lycées à son nom, ni statues, ni téléfilms, ni romans pour célébrer sa mémoire. Pourquoi écrire la biographie de cet inconnu ? D’abord parce que son parcours fut en fait très spécial : pendant plus de 10 ans, dans le Pacifique puis en Afrique, on lui confia des territoires entiers, qu’il avait pour mission d’administrer et de gouverner intégralement, comme de petites utopies médicales. Ensuite parce que le Dr David est devenu une figure légendaire là où il est passé. Dans le Haut-Nyong, une région de forêt du Cameroun oriental, on l’appelait « l’Empereur de l’Est ». Les récits foisonnent et se contredisent : on dit qu’il était « israélien », « hébreu » ou « normand », qu’il travaillait comme personne, qu’il était brutal et sportif, qu’il aimait les footballeurs et les familles nombreuses. Dans le Pacifique, sur l’île de Wallis, on l’appelait « le roi David », ou Te Hau Tavite ; on dit qu’il était beau et fort, qu’il parlait bien, qu’il avait un side-car, un fouet et un chien qu’il menaçait de lâcher sur ceux qui s’opposaient à lui. C’est une figure à plusieurs visages, une sorte d’incarnation des contradictions du colonialisme français : un médecin qui voulait « apprendre à vivre aux indigènes » et les libérer – de gré ou de force – de la misère et de la maladie; un homme que l’on aimait et que l’on craignait, qui fascinait et faisait fuir petits et grands. Ce livre est un peu la biographie impossible d’un personnage étrange, un médecin devenu démiurge, bizarrement oublié des histoires officielles de la colonisation.
En quoi son administration du Haut-Nyong au Cameroun (et précédemment de Wallis) constitue-t-elle une véritable expérience grandeur nature ?
Lorsque le Dr David est nommé en 1939 chef de la région du Haut-Nyong, il s’agit en effet de tenter une expérience : de tester si la formule de l’ « administration médicale », qui consiste à confier le commandement d’une région entière aux médecins et à eux-seuls, peut parvenir à améliorer la santé des populations. L’expérience est présentée comme une thérapie sociale et politique ; il faut employer la manière forte pour rendre « utiles » des territoires jusqu’alors perdus pour l’économie coloniale. Un vieux rêve des médecins (que l’on retrouve aujourd’hui chez les humanitaires) est exaucé : décréter l’état d’exception, se débarrasser des politiciens et conduire enfin une politique de santé publique « totale ».
La vision est expérimentale mais il ne s’agit pas d’une approche réductrice de la médecine, qui serait centrée sur les médicaments ou les insecticides. Les mesures prises par le Dr David et ses adjoints sont beaucoup plus larges : fidèles aux idéaux de la médecine sociale, ils tentent d’agir sur les « déterminants sociaux de la santé », comme on dirait aujourd’hui. Infrastructures, accès aux soins, éducation, sport, agriculture, réglementation du travail, villages et cases « modèles » : aucun domaine n’échappe à leur zèle expérimental. Tout est fiché : les plants de cacao, les béliers, les nouveaux-nés comme les porteurs de syphilis. Le plus étonnant est la politique testée pour diminuer la mortalité infantile : l’internement obligatoire de toutes les femmes enceintes un mois avant la naissance, sous peine de prison pour les maris, pour qu’elles se reposent, se nourrissent et apprennent à s’occuper des enfants. Des milliers de femmes suivent ce régime pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Je ne veux pas révéler la fin de l’histoire aux lecteurs, mais disons que dans le Haut-Nyong, comme à Wallis où le Dr David s’était fait la main auparavant, les choses ne se sont pas passées comme prévu….
Wang Sonné, madame Ateba… Qui sont ces authentiques passeurs de mémoire sans qui il aurait été impossible de mener l’enquête ?
Sur les traces du Dr David, j’ai mis mes pas dans ceux d’un grand historien camerounais, Wang Sonné, qui a disparu peu après que je l’ai rencontré, en 2002. Il avait commencé à enquêter sur l’histoire mystérieuse du Dr David, fasciné lui aussi par l’ambition et l’ambiguïté de l’expérience du Haut-Nyong. En reprenant le fil de ses enquêtes, en rencontrant à mon tour des témoins de l’expérience, comme Madame Ateba, une figure politique du Haut-Nyong, en sillonnant avec eux les couvents, les hôpitaux et les écoles de la région, j’ai voulu expérimenter un mode d’enquête et d’écriture qui rende compte de la manière dont l’histoire est vivante, à travers des chansons, des ruines, des gestes, des objets du quotidien, des plantes. La question n’est pas de compléter les lacunes des archives avec des témoignages oraux ou des sources matérielles, selon la vision classique du travail de l’historien. Il s’agit plutôt d’affirmer que le passé n’a pas d’autre lieu que le présent, qu’il n’a pas d’existence sans les médiations qui lui permettent d’advenir, sans les liens qui nous relient à lui, qu’il s’agisse d’un éclat de rire, d’une cacaoyère abandonnée ou de papiers rongés par les termites. Raconter l’histoire de ce Dr David, qui se dérobe au fur et à mesure qu’on essaye de le saisir, est ainsi pour moi une manière de rappeler que la perte et le manque ne sont pas des obstacles mais des conditions de possibilité du récit historique.