Il y a eu deux époques dans les rapports interhumains entre l’Occident et l’Afrique, les Blancs et les Noirs. La première époque était une époque rude et sans concession, marquée par ce que Frantz Fanon appelait le « manichéisme délirant ».
A cette époque, dans leurs regards sur eux, les Blancs ne ménageaient pas les Noirs. Ils les accablaient d’insultes, crachant sur eux toutes les cruautés injurieuses possibles et imaginables. Mais tout ce qu’ils disaient des Noirs, bien que négatifs, méprisants, réducteurs, voire haineux, n’était pas faux. C’était l’époque Ya Bon Banania où Noir, rimait allègrement avec Nègre, sous-homme, etc. ; l’époque où on ne se gênait pas de rappeler au Noir à la moindre occasion qu’il descendait du singe.
C’est cette pression haineuse et dégradante qui a poussé certains intellectuels africains à créer le mouvement de la négritude. Excédés par le régime d’insultes et de mépris qui était leur lot, les élites noires intellectuelles ont décidé de revendiquer leur identité nègre, privant du même coup le Blanc de son épouvantail de haine et de mépris dans lequel jusque-là il avait réussi à piéger le Noir. Cette époque a culminé aux indépendances des pays africains. Car, comment ne pas chercher à acquérir son indépendance lorsque le colonisateur, outre sa domination économique et politique, ne cessait de vous agresser, de vous insulter, de vous stigmatiser et de vous réduire.
Cette première époque dans les rapports interhumains entre Blancs et Noirs avait toutefois ceci de bon que, bien qu’étant marquée par une pression réductrice des Noirs, elle avait amené ceux-ci à prendre conscience de leur identité, à revendiquer et obtenir leur indépendance. Les Blancs ayant à leur tour pris conscience des conséquences négatives pour eux de leur pression haineuse et du régime d’insulte qu’ils exerçaient à l’encontre des Noirs, ont compris qu’ils avaient intérêt à l’avenir à mettre un peu d’eau dans le vin de leur mépris raciste, à la jouer plutôt douce et hypocrite. Commença alors une nouvelle époque où le Blanc troqua les insultes et le mépris ouverts d’antan contre une courtoisie convenue, sur fond d’une sourde mais non moins persistante hostilité. C’est l’époque de l’humainement correct. Le concept d’humanité était au centre de tous les discours internationaux avec son cortège de valeurs bon marché comme l’égalité – des hommes, des peuples et des nations. Toutes les cultures se valaient et toutes étaient relatives. Sur le plan intellectuel et idéologique, le relativisme battait son plein. Le métissage – surtout lorsqu’il avait pour chantre l’un des pères de la Négritude – était la voie anthropologique royale vers l’avenir du monde, le melting-pot universel d’une nouvelle humanité.
Curieusement, cette époque n’a pas été bénéfique à l’Afrique. Alors que l’époque du crachat et des insultes ouverts a culminé avec les indépendances et l’espoir d’une aube nouvelle pour la race noire, la nouvelle époque de courtoisie n’était qu’une époque d’égalitarisme factice, dont l’hypocrisie foncière a fait le lit de la léthargie des Africains. Naguère, parce que les Blancs nous traitaient ouvertement de race inférieure, nous nous étions battus pour arracher le statut de personne à part entière, et l’égalité nous a été reconnue. Mais dès et parce que cette égalité a été reconnue, nous avons cru avoir atteint notre but, et nous sommes croisé les bras. Nous n’avions plus aucune ambition, aucun objectif digne de ce nom ; et nous sommes entrés dans une ère d’assoupissement et nous dormons sur nos lauriers. Dans notre satisfaction replète, nous nous faisons forts de partager les mêmes justifications que les Blancs de l’inique division raciale du travail qu’ils ont imposée au monde dans leur intérêt. Exemple : comme l’Africain était devenu l’égal du Blanc, inutile qu’il ait à fabriquer une voiture. Le Blanc, dans sa bonne volonté paternaliste, fabriquera la voiture, et le Noir en raison de son égalité pourra la conduire en toute fierté humaine. Au passage, le Noir n’aura qu’à mettre sur la table (sinon sous elle) ses ressources matérielles et/ou humaines immenses.
Très vite, cette nouvelle période se révèle léthargique pour l’Afrique. Pendant qu’elle dormait, tel un incube, l’Occident disposait d’elle, moyennant la subtile précaution de ne pas la réveiller par les insultes et crachat d’antan, mais au contraire en lui chantonnant la berceuse de l’égalité. Mais de temps en temps, certains Blancs, nostalgiques de la période des crachats ont du mal à se contenir ; et, pour des raisons politiques opportunistes, lancent à l’encontre des Africains sinon de l’Afrique des insultes provocatrices plus ou moins surannées. Tel fut le cas de Nicolas Sarkozy, l’ancien président français qui, au début de son quinquennat, dans un discours prononcé à Dakar le 26 juillet 2007, affirme que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ». La phrase « l’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire » qui renvoie à ce qui est désormais connu sous le nom de « Discours de Dakar » n’est pourtant pas la plus contestable de cette allocution. Dans le même paragraphe du discours, on peut lire un raisonnement raciste classique – chef-d’œuvre de délire associatif à l’état pur – selon lequel l’Afrique vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée du progrès. »
C’est sans doute par un glissement métonymique commode dû à la simplicité de la phrase qu’elle est restée dans les mémoires pour symboliser aujourd’hui toute la réprobation qu’ a suscitée ce discours du plus haut dirigeant d’une France paternaliste et impénitente. Car le fait de dire que l’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire – écho douteux au fameux « Laissez entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’Histoire » lancé par Aimé Césaire à la tribune de la Sorbonne, lors du premier Congrès des intellectuels et artistes noirs en 1956 – n’a en soi rien de grave. A moins de se laisser aller au réactionnarisme primaire des Africains repus du mythe lénifiant de l’égalitarisme par lequel l’Occident à réussi à nous anesthésier pour mieux nous posséder.
À supposer que la phrase litigieuse de Sarkozy ne fût pas prononcée par le président de la République française mais figure à titre de proposition empirique sur le listing d’un logicien féru d’histoire, qui essaie de dresser pour chacune d’elle sa table de vérité.
- « La Chine est entrée dans l’Histoire »
- « Le Japon est entré dans l’Histoire »
- « l’Asie est entrée dans l’Histoire »
- « La France est entrée dans l’Histoire »
- « L’Europe est entrée dans l’Histoire »
- « Le Togo n’est pas entré dans l’Histoire »
- « l’Afrique n’est pas entrée dans l’Histoire ».
Est-ce que notre réprobation ne ferait pas long feu, pour autant qu’elle ait eu le loisir d’exister ? Car alors aurions-nous une explication concrète de ce que l’auteur de ces propositions entend par « être entré dans l’histoire » et comprendrions par la même occasion qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat lorsqu’elle est, comme le fait notre logicien imaginaire, négativement appliquée à l’Afrique.
En fin de compte, l’idée sous-jacente à cette discussion est que la période des crachats et des insultes ouverts exerçait peut-être une pression réductrice sur les Africains, mais celle-ci a constitué une raison forte de leur détermination à se défaire de la mauvaise image dans laquelle les Blancs les enfermaient.
Au contraire, l’ère de la courtoisie et de l’internationalement correct qui consacre un humanisme lénifiant ne nous aura pas fait que du bien. Elle a tendance à nous pousser dans un sommeil existentiel aussi confortable que ruineux. Parfois sinon souvent, ceux qui nous critiquent ou nous insultent – amis ou ennemis – nous font plus de bien que ceux qui nous flattent ou se taisent sur nos vices et nos défauts.
Adenifuja Bolaji
Vidéo : ChinAfrique, Distraire l’Afrique pour Bien la Plumer
Le Noir, le Blanc et leur Singe