Je suis croyant mais pas aussi fervent que certains. Et de la providence qui me voit à cette haute fonction aujourd’hui, je peux dire comme les fervents : oui, c’est Dieu qui donne le pouvoir ! L’action de Dieu passe par des hommes ; Jésus était à la fois homme et Dieu. Dans mon cas, l’homme de Dieu s’appelle Roger Correa. Tu n’as peut-être jamais entendu ce nom, avant ton accident car tu étais déjà dans le coma quand ce personnage a surgi dans l’arène nationale.
Moi aussi, à l’instar de nos compatriotes, jusqu’au jour où l’homme émergea dans la vie publique nationale comme candidat à la présidence, je dois à la vérité de reconnaître que j’ignorais jusqu’à son existence. C’est au mois de Janvier 2016 que son nom apparut pour la première fois dans l’actualité. Un homme que la providence, pour atteindre ses fins impénétrables, venait de doter d’une immense fortune. Dans ce cadre, l’homme fit une déclaration solennelle relayée par la presse du monde entier depuis New York au siège des Nations-Unies. L’homme s’appelait Roger Correa. C’était un Béninois exilé depuis dix ans en Equateur. Il faisait partie des hommes d’affaire que la hargne antinationale de Yayi Boni avait poussé à l’exil. Roger Correa eut la surprise d’apprendre qu’il était l’heureux lauréat du prix quinquennal du Club Mondial des Fortunés ( CMF).
Le club mondial des Fortunés, constitué des 100 plus grosses fortunes du monde, décerne tous les cinq ans un prix doté d’un milliard de dollars. D’habitude, ce prix revenait à des ONG, des Institutions internationales ou nationales travaillant dans le tiers-monde. Bien qu’elle en fût entièrement indépendante, l’action du CMF était placée sous l’égide de l’ONU, qui lui conférait une certaine légitimité.
Mais Dieu avait décidé d’intercéder en ma faveur. En effet, on ne sait vraiment pourquoi, pour la première fois depuis sa création en 1996, le CMF décida, contre toute attente de décerner son prix à un individu, choisi au hasard sur une liste d’entrepreneurs du tiers-monde, connus pour leur dynamisme au service du développement. C’est ainsi que notre compatriote Roger Correa fut choisi. Roger Correa était PDG d’une entreprise industrielle et d’import-export d’anacarde entre l’Afrique, l’Équateur et l’Amérique du Nord. En 2014, Correa &Co, son entreprise reçut le label de l’entreprise la plus dynamique du tiers monde.
Dès que la nouvelle de sa désignation lui fut communiquée, Roger Correa se rendit sans tarder au siège du CMF où après authentification de son identité, elle lui fut confirmée. Quelques jours après cette confirmation, au cours d’une cérémonie de réception organisée au siège de l’ONU, M. Roger Correa déclara sa joie d’être honoré et son intention de dépenser, je cite, « jusqu’au dernier centime pour le redressement économique de mon pays, le Bénin ».
Et aussitôt dit, aussitôt engagé. La main de Dieu pressait. Dans les jours qui suivirent, Roger Correa se déclara candidat à la présidentielle de 2016 au Bénin ; il estimait que le fauteuil présidentiel était l’endroit le plus indiqué d’où il pouvait mettre son savoir faire et sa fortune au service du pays en toute sécurité. Sa déclaration de candidature n’étonna pas nos compatriotes qui, au contraire, en étaient ravis ; elle ne dépareilla pas non plus dans l’atmosphère générale des candidatures de cette année 2016 où le nec plus ultra était d’être milliardaire à l’instar des Sébastien Adjavon et Patrice Talon.
Jusque là, fort de sa position de plus gros milliardaire béninois, Patrice Talon régnait en maître sur les intrigues et projections électorales ; à coup de manipulations et d’argent, il avait mis les media dans sa poche, qui disaient ses louanges et naturalisaient sa victoire. Bref, ça au moins tu le savais avant l’accident, Patrice Talon tenait la vedette et charriait du beau monde dans son sillage. Le pouvoir de son argent avait chloroformé les consciences et plus d’un homme et parti politique battaient pavillon pour lui. Au mieux, les partis politiques les plus influents du pays adoptaient en sa faveur et sous le magnétisme de sa fortune une curieuse attitude de wait and see. Patrice Talon avait marqué le territoire, imposé sa loi léonine, et malgré les efforts désespérés de Yayi Boni pour le contrecarrer, le « richissime homme d’affaire béninois » comme les média l’appelaient, avait le vent en poupe.
C’est dans ces conditions de monopole médiatique qu’intervint la candidature surprise de Roger Correa. Le nouveau venu se distinguait par plus d’un atout : sa fortune surclassait celle de ses concurrents ; son discours à l’ONU lui conférait une visibilité internationale de choix ; et sa promesse de consacrer jusqu’au dernier centime de sa fortune au redressement économique du pays contribua à hisser sa candidature haut dans les cœurs des Béninois.
Très vite, la donne changea. Et c’est là où il apparaît clairement que l’argent, quoi qu’on dise, est vraiment le nerf de la guerre électorale. En fait, selon les calculs effectués par l’État-major de Patrice Talon, celui-ci avait prévu un budget maximum de 20 milliards pour sa campagne. Ce budget comprenait le prix d’achat des consciences, des candidats parallèles, des partis, des personnalités en vue, les fausses organisations de jeunes, de femmes plus ou moins opportunistes, les têtes couronnées. Et surtout, il prévoyait de quoi mettre à l’aise les présidents des institutions aux premières loges de la validation électorale, à savoir la CENA et la Cour Constitutionnelle. Selon le plan, ces présidents devaient être payés à hauteur de 1 milliard chacun, sans compter les membres de leurs institutions, qu’il faut, selon l’expression consacrée, arroser. Ramenée au 4 millions d’électeurs Béninois, la dépense maximale prévue par le budget de Talon était de 5000 F par électeur. Cette estimation était déjà ambitieuse, et représentait le double de l’estimation moyenne calculée sur la base des élections précédentes. C’est ce qui faisait la joie des hommes et partis politiques de tout bord qui tous virtuellement, certes avec plus ou moins de perfidie, dansaient au son du tam-tam de Patrice Talon. Mais, par-dessus tout — et ça relevait du mystère de l’argent — avec la perspective de l’arrivée au pouvoir du milliardaire, le peuple était aux anges, persuadé qu’il ne pouvait plus avoir faim lorsqu’il aurait pour président un homme riche comme Crésus. Sa fortune pensait-il benoîtement allait se déverser sur le pays tout entier, ruissellerait comme le lait et le miel au paradis, inondant tout sur son passage, et n’épargnant personne. Beaucoup de jeunes pressés qui prenaient Talon pour modèle, étaient heureux de pouvoir librement utiliser les mêmes méthodes et raccourcis que lui pour gravir en un temps record les marches qui conduisaient au pays merveilleux de la fortune et de la richesse.
Mais l’entrée en scène pour le moins inattendue de Roger Correa, comme je l’ai dit, changea la donne ; elle changea pour ainsi dire l’indice de la richesse et de la libéralité qu’elle induit. Il y eut d’entrée comme une foire d’empoigne entre les milliardaires. Les enchères montaient. Là où Talon pensait dépenser 2000 F par électeur, Correa montait à 4000 F. Quand, provoqué dans son amour propre de milliardaire, Talon montait à 4000 F, Correa passait à 5000 F. Et les enchères continuaient à monter au jour le jour. Les médias, qui jusque-là étaient tout feu tout flamme pour Talon, ne savaient plus à quel saint se vouer, et leur cœur balançait. Dans une déclaration à la presse, qui maintenant faisait masse autour de lui, le plus gros milliardaire n’hésita pas à abattre ses cartes. Roger Correa annonça au peuple béninois et à la société politique tout entière que, conformément à son discours de New York, il était prêt à dépenser 70 milliards pour sa campagne, car à l’en croire les élections étaient un moment de fête dont tout le monde devrait profiter sans exception. « Cette somme c’est Dieu qui me l’a donnée, a-t-il dit, et je dois le rendre à tous les Béninois sans exception.»
70 milliards, c’était plus du triple de 20 milliards ! Cette inéquation acheva de battre en brèche les velléités électorales de Talon qui ne pouvait pas dépasser le seuil des 20 milliards. Et, de la part de Roger Correa, cette annonce n’était pas des paroles en l’air. Bien qu’il ne fût pas encore en possession du chèque d’un milliard de dollar du CMF — car l’annonce du choix du lauréat précédait d’un semestre la réception effective du prix — Monsieur Correa n’eut aucun mal à bénéficier du soutien d’une des plus grandes banques française — la BCS — qui lui fit un prêt de 70 milliards au taux préférentiel de 10%. Tout calcul fait, même en consacrant les 70 milliards aux seules dépenses électorales comme il l’avait annoncé, il resterait au moins 500 milliards de FCFA que Monsieur Correa consacrerait entièrement au redressement de l’économie nationale. Le premier volet de son programme de candidat avait l’avantage d’être entièrement financé sur fonds propre.
C’est sur cette stratégie financière dynamique sans nulle autre pareille que Monsieur Correa s’engagea avec énergie dans la bataille électorale. Ses qualités d’entrepreneurs et d’homme de dialogue lui permirent d’entrer facilement en pourparlers avec la classe politique. En un rien de temps, ceux qui naguère se pâmaient pour Talon et n’avaient d’yeux que pour lui comprirent où étaient leur intérêt. De fait, quand Talon leur parlait en terme de millions, son rival leur parlait en termes de dizaines voire de centaines de millions ; quand Talon passait à la dizaines de millions, Correa ne raisonnaient plus qu’en milliards. Et il n’y eut plus besoin de leur faire un dessin du chemin d’or qui menait vers Monsieur Correa. Tous les plus grands politiques, même ceux de la FCBE, devinrent comme des limailles de fer dans les mains du puissant aimant nommé Correa. Curieusement, la saignée avait été aussi grande au sein de la majorité présidentielle impulsée par Yayi Boni que parmi les partis de l’opposition, qui ne jouissaient pas du parapluie financier de l’État. C’est dire qu’en l’espace de deux petits mois, le ravage électoral opéré par le nouveau venu était considérable. Le milliardaire Patrice Talon qui, jusque-là était adulé, était devenu l’ombre de lui-même, éclipsé par un plus gros milliardaire que lui, envoyé par la providence pour sauver le Bénin.
Évidemment, comme tu peux t’en douter, en tant que chef de parti et candidat à la présidentielle, j’ai refusé d’entrer dans ce bateau de l’achat des consciences. Comment moi qui ai depuis toujours lutté contre la corruption et prêché la probité et les bonnes mœurs en politique accepterais-je comme cela de vendre ma conscience pour quelques millions sans lendemain ? Et après les milliards, que ferons-nous ?J’ai toujours fait mien le fameux proverbe chinois qui dit qu’il vaut mieux apprendre à pêcher à un homme que de lui donner du poisson. Et fort de cette philosophie, j’ai résisté à ces sournoises tentations. Elles venaient du reste de partout : Yayi, Adjavon, Talon, Correa, même si celle de Correa était la plus redoutable parce que la plus forte. De tous les hommes et partis politiques établis, je fus le seul qui renvoya dos à dos tous ces marchands d’illusion et de rêves sans lendemain.
Et c’est ainsi que le premier tour des élections eut lieu. Sans surprise, Monsieur Correa arriva en tête avec 24% des voix. Je fus deuxième avec tiens-toi bien, 19% des voix, et ça c’était vraiment la grande surprise, car je ne m’attendais même pas à dépasser le seuil des 5 % ! On peut dire sans nul doute que la main de Dieu veillait toujours. Le candidat de Yayi Boni vint en troisième position avec 17, 5% des voix suivi par Talon qui recueillit 14,5% des voix. Statistiquement, les quatre premiers candidats du premier tour ont recueilli les 3/4 des voix, laissant la kyrielle des autres candidats se partager le quart restant. Les jeux étaient faits. Dieu était aux commandes et à l’insu de tous avait déjà choisi celui à qui il donnerait le pouvoir.
C’est ainsi que moi, le menu fretin en terme de fortune, je me suis retrouvé face à un gros requin, qui venait de faire une bouchée de tous les milliardaires du pays. Une sorte de jeu de chaises musicales entre milliardaires avait miraculeusement tourné en ma faveur. Mais dans ce miracle, hormis Dieu, un hommage appuyé doit être rendu au peuple Béninois dont malgré l’envoutement par l’argent, une portion consistante a fait ce qu’il convient d’appeler rétrospectivement le bon choix. La vie est faite essentiellement de hasard, mais au-delà des aléas, après la croisée de chemins de la providence, l’intelligence et la volonté humaine reprennent leur droit. C’est ainsi que je comprends les résultats inattendus du premier tour, qui me plaça dans un schéma digne du combat de David et Goliath.
Jusque-là, je ne me prenais pas pour David. Je n’avais aucune chance de l’emporter face à M. Correa. Ce nouveau milliardaire sorti de nulle part, drainait avec lui la majorité des cœurs, séduits par sa prestation, son émergence fulgurante, son argent et les grandes promesses de redressement inscrites à son programme. Monsieur Correa, mon adversaire, avait accru sa pression financière sur la population, les partis, la classe politique, et les électeurs. Le deuxième tour semblait joué d’avance, à l’instar du fameux match nul entre Kérékou et Amoussou en 2001. Mais contre toute attente, en ma faveur, la main de Dieu se fit encore plus précise. A une semaine du deuxième tour, l’avocat et porte-parole du CMF, débarqué à Cotonou, donna une conférence de presse au Hall des congrès devant le corps diplomatique et une forêt de journalistes du monde entier. Dans cette conférence relayée dans le monde entier, l’avocat révéla aux Béninois médusés qu’il y avait eu erreur sur la personne du lauréat de 2016. En effet, expliqua l’avocat, si le lauréat s’appelait bel et bien Roger Correa, il avait le regret d’annoncer que le Roger Correa dont il s’agissait n’était pas de nationalité béninoise mais équatorienne. Juridiquement, notre compatriote n’était donc qu’un lauréat putatif.
En fait de quoi s’agit-il ? Après la diffusion du nom du lauréat de 2016, plus exactement quelques jours après le fameux discours de New York où notre compatriote Roger Correa promit de « dépenser jusqu’au dernier centime » pour le Bénin, le CMF s’était rendu compte de l’erreur d’identité. L’organisation caritative s’était approchée du Béninois pour le lui signifier formellement. Mais entretemps, Monsieur Correa s’était déjà engagé dans la campagne présidentielle avec l’appui très intéressé de la Banque française BCS ; celle-ci lui avait consenti un prêt de 70 milliards pour sa campagne. Bien que la banque elle-même fût mise au courant de l’erreur et du fait que son nouveau client n’était qu’un lauréat putatif, la banque fit la sourde oreille et s’entêta dans son engagement aux côtés de Roger Correa. La Banque française, versée dans les intrigues néocoloniales, s’était mise en tête de faire de son client le nouveau président du Bénin, pour ensuite se faire payer grassement une fois que celui-ci serait au pouvoir. En tant qu’institution financière du pays le plus féru de néocolonialisme de la planète, la BCS ne devrait pas en être à sa première dans l’art de faire main basse sur les caisses des États africains par ludion présidentiel interposé. C’est pour cela que, bien qu’averti, la banque garda le silence et le cap du soutien financier à son client. L’Avocat du CMF fit toutes ces révélations dans sa conférence de presse à Cotonou. Et l’affaire fit grand bruit. Les Béninois qui espéraient en la personne de Monsieur Correa avoir argent et richesse en un seul tenant furent déçus dans leurs rêves. Ils comprirent les dessous sordides de ce qui se tramait contre leur pays. Ils surent que tout ce qui leur était déversé dessus de la part des candidats dans l’euphorie électorale allait être payé par le pays avec intérêt à des banques et institutions financières qui s’enrichiraient sur leur dos. Sans compter le nouveau président désargenté et sa clique qui saigneront à blanc le pays pour se venger de leur frustration.
Après avoir échappé au piège d’un milliardaire réel en la personne de Patrice Talon dont les méthodes et intentions n’avaient rien à envier à celles de M Correa, les Béninois, hommes et partis politiques, comprirent qu’il leur fallait sortir du piège d’un autre milliardaire qui lui était virtuel. Ils comprirent ce qu’ils avaient à faire, et remercièrent le ciel que le schéma électoral du second tour leur donnât l’occasion de racheter leur errance et leurs erreurs. D’un commun accord, ils firent assaut d’éthique et de bonne volonté.
Au second tour, comme un seul homme, le peuple vota pour moi, et je fus élu Président de la République à 85% des voix ! Un score, qui bien que soviétique, découle d’une élection tout ce qu’il y a de plus transparent, et honnête.
C’est ainsi vois-tu, que je suis devenu Président de la République. Et plus que jamais, je suis persuadé que c’est Dieu qui donne le pouvoir, car il y a trois mois pouvais-tu jurer que je serais président, bien que tu aies fait campagne pour moi, en me présentant comme le Président qu’il faut pour un Bénin dynamique et solidaire ?
Ahandeci Berlioz