
Première partie

Deuxième partie

Dans l’histoire de la domination coloniale, la conquête ne s’est pas seulement opérée par les armes, mais aussi par les mots. Le projet impérialiste européen ne s’est pas contenté d’annexer des territoires : il a voulu formater les esprits, effacer les imaginaires locaux, substituer ses propres récits à ceux des peuples dominés. Dans ce contexte, la langue — souvent perçue comme un simple outil de communication — devient une arme centrale. Ngũgĩ wa Thiong’o, écrivain et penseur kényan, en a fait le cœur de son combat. À travers le choix radical d’écrire en kikuyu, sa langue maternelle, il oppose une résistance à ce qu’il nomme « la colonisation de l’esprit ». Pour lui, défendre une langue africaine, c’est plus qu’un acte littéraire : c’est un geste de libération.
Car la langue structure notre manière de voir le monde. Elle porte des valeurs, une mémoire, une vision du réel. Lorsque le colon impose sa langue, il impose aussi sa hiérarchie des valeurs, son système de pensée, sa conception du beau, du vrai, du légitime. La colonisation linguistique ne se contente pas de remplacer des mots : elle marginalise des savoirs, étouffe des traditions, rend illisibles les voix autochtones. En Afrique, comme ailleurs, l’école coloniale a servi à couper les enfants de leur culture pour mieux les soumettre à une culture dominante. Parler français, anglais ou portugais devenait un signe de réussite, tandis que les langues africaines étaient reléguées à l’espace domestique, voire considérées comme des obstacles au progrès.
Ngũgĩ a refusé cette logique. Après avoir écrit plusieurs romans en anglais, il décide, dans les années 1980, de ne plus s’exprimer que dans sa langue maternelle. Ce choix a un coût : l’exil, la marginalisation, la perte d’un lectorat international. Mais il est guidé par une conviction profonde : l’Afrique ne peut se reconstruire que si elle se parle elle-même, dans ses propres mots. Écrire en kikuyu, c’est redonner vie à une langue que le colonialisme avait dévalorisée. C’est aussi écrire pour les siens, pour un public qui n’a pas à passer par la langue du colon pour accéder à la littérature.
Certes, la question est complexe. L’Afrique est multilingue, et les langues coloniales servent parfois d’outils de communication entre peuples parlant des langues différentes. Mais cela ne doit pas masquer le déséquilibre fondamental : dans les institutions, dans les médias, dans l’édition, ce sont encore souvent les langues européennes qui dominent. Dans ce contexte, le geste de Ngũgĩ est un appel : il invite les Africains à se réapproprier leur histoire, à réinventer leur modernité en dehors des cadres occidentaux.
L’impérialisme, aujourd’hui, ne passe plus seulement par les armées ou les entreprises : il s’infiltre dans les imaginaires, il parle par nos bouches. Face à cela, la langue africaine, dans sa richesse, sa diversité, ses rythmes propres, devient un acte de résistance. Elle dit qu’il est possible de penser autrement, de raconter autrement, de vivre autrement. C’est ce que Ngũgĩ wa Thiong’o affirme, non seulement par ses idées, mais par toute son œuvre : que la langue d’un peuple est le cœur de sa liberté.
Adenifuja Bolaji
