Par Adenifuja Bolaji
Introduction
Dans le contexte post-colonial, les langues coloniales, notamment le français, continuent d’occuper une place visible dans de nombreux pays anciennement dominés par la France, mais leur rôle s’est significativement reconfiguré. Cette étude comparative se propose d’analyser la présence persistante du français dans trois pays ayant connu des trajectoires coloniales françaises, mais appartenant à des aires culturelles différentes : le Bénin pour l’Afrique subsaharienne, l’Algérie pour l’Afrique du Nord, et le Vietnam pour l’Asie du Sud-Est. Elle interroge les raisons historiques, institutionnelles et sociolinguistiques qui expliquent la survivance relative ou l’effacement du français dans chacun de ces contextes.
L’hypothèse centrale soutient que l’implantation durable du français est moins le résultat d’une simple continuité coloniale que la conséquence de l’absence ou de la présence de structures linguistiques autochtones préexistantes à la colonisation, notamment l’écriture. Les pays où la langue vernaculaire disposait d’une tradition scripturale ont mieux résisté à l’assimilation linguistique.
- Le Bénin : un français imposé dans un contexte d’oralité dominante
Le français est la langue officielle du Bénin depuis l’indépendance (1960). Il est la langue de l’administration, de l’éducation et de la justice. En 2018, on estimait que moins de 35 % de la population maîtrisait effectivement le français à l’écrit (source : UNESCO, Rapport mondial sur la francophonie, 2022). Le reste de la population utilise des langues nationales telles que le fon, le yoruba, le bariba ou le dendi.
Sous le régime marxiste-léniniste du PRPB (1975–1990), des efforts avaient été entrepris pour promouvoir l’alphabétisation en langues nationales. Un système d’écriture unifié (orthographes nationales) a été mis en place, des manuels produits, et des campagnes d’éducation des adultes lancées. Toutefois, ces initiatives ont été rapidement freinées par plusieurs facteurs : manque de continuité politique, rejet par une partie des élites, difficultés matérielles, mais aussi confusion graphique (multiplicité des standards, absence d’harmonisation linguistique). Ce sabotage plus ou moins assumé a conduit à un effondrement de l’écriture en langues nationales, aujourd’hui cantonnées à des sphères restreintes. Hounkpati B. Christophe Capo, linguiste béninois de renom, a largement documenté les enjeux de la graphisation des langues gbe et les limites politiques des tentatives de valorisation linguistique au Bénin (Capo, 1991).
- L’Algérie : entre réaffirmation de l’arabe et instrumentalisation du français
La situation algérienne est plus complexe. Bien que l’arabe classique soit la langue officielle depuis 1963 (et l’amazigh ajouté en 2016), le français, bien que réduit par rapport à la période coloniale, reste présent dans l’enseignement supérieur, les sciences, la médecine et les affaires. En 2020, près de 33 % des Algériens étaient considérés comme francophones selon l’Observatoire de la langue française.
Contrairement au Bénin, l’Algérie disposait avant la colonisation d’une tradition d’écrit solide en arabe (religieuse, juridique, administrative), ce qui a facilité, après l’indépendance, une réappropriation progressive de l’arabe dans les sphères institutionnelles. Cette dynamique de renforcement de l’arabe a cohabité avec une présence résiduelle du français, maintenu par des logiques pragmatiques : accès au savoir technique, communication internationale, etc. Comme le souligne Benrabah (2014), l’Algérie vit une forme de « francophonie sans francophilie », où la langue française est instrumentalisée sans être culturellement valorisée.
- Le Vietnam : une langue française déclinante face à une langue nationale forte
Au Vietnam, la situation est radicalement différente. Le français, imposé pendant la période coloniale (1887–1954), a connu un net déclin après l’indépendance. Aujourd’hui, moins de 1 % de la population parle français, majoritairement dans des contextes diplomatiques ou universitaires. Le vietnamien, doté d’un système d’écriture romanisé depuis le XVIIe siècle (quốc ngữ), a été institutionnalisé comme langue de l’administration et de l’école. Le gouvernement révolutionnaire communiste a très tôt adopté une politique linguistique nationaliste.
Selon Duff (2011), le fait que le vietnamien était déjà une langue écrite standardisée et utilisée dans la presse, la littérature et les institutions religieuses a facilité la transition post-coloniale. Le français, bien qu’encore présent dans certaines écoles francophones et les milieux diplomatiques, ne joue plus de rôle moteur dans la structuration du savoir.
Analyse comparative : Ces trois cas montrent que la survivance ou le rejet du français post-colonial dépend de plusieurs variables structurelles :
- L’existence d’une langue vernaculaire écrite (Vietnam, Algérie) facilite la substitution au français.
- L’absence d’une tradition scripturale (Bénin) laisse le champ libre au français comme langue de l’écrit.
- Les politiques linguistiques nationales peuvent renforcer ou affaiblir cette dynamique, selon les moyens mis en œuvre (capacité d’institutionnalisation, formation des enseignants, production de matériaux).
Conclusion
L’analyse comparative de ces trois cas montre que la domination persistante du français en Afrique subsaharienne ne relève pas uniquement d’un héritage colonial passif, mais d’une faiblesse structurelle prolongée : l’absence d’un investissement politique et matériel conséquent dans la construction d’une culture de l’écrit en langues nationales. Ce constat invite à une réévaluation urgente des priorités linguistiques dans les politiques publiques.
Les États africains ne peuvent plus se contenter de revendications symboliques sur la souveraineté linguistique. Ce combat ne pourra être gagné que si les langues nationales sont outillées pour jouer pleinement leur rôle dans l’éducation, l’administration, la science et la culture. Cela suppose une volonté politique forte, à la hauteur des enjeux cognitifs, éducatifs et identitaires en jeu. Il ne s’agit pas simplement de traduire ou d’alphabétiser, mais de structurer un écosystème linguistique autonome, cohérent et durable.
L’histoire du Vietnam ou de l’Algérie montre que lorsque les langues locales disposent de soutiens institutionnels solides et d’une tradition écrite, elles peuvent efficacement rivaliser avec les langues coloniales. En revanche, là où ces conditions sont absentes, comme au Bénin, le français continue de dominer sans partage.
Les dirigeants africains doivent comprendre que la langue n’est pas seulement un vecteur de communication, mais un outil stratégique de souveraineté, de pensée autonome et de production du savoir. La réhabilitation des langues africaines passe donc par un renforcement massif des moyens : formation des enseignants, production d’ouvrages, financement de la recherche linguistique, développement de médias en langues nationales, et inscription de celles-ci dans le fonctionnement effectif des institutions.
C’est à ce prix que la souveraineté linguistique cessera d’être un vœu pieux pour devenir une réalité transformatrice. Car sans appropriation linguistique, il ne peut y avoir de véritable émancipation cognitive, ni de développement endogène durable.
Adenifuja Bolaji
Références (extraits) :
- Capo, H.B.C. (1991). A Comparative Phonology of Gbe. Berlin: Foris Publications.
- Benrabah, M. (2014). Language conflict in Algeria: From colonial legacy to post-independence politics.
- Duff, P. (2011). « Language socialization into academic discourse in Vietnamese and francophone contexts ».
- Observatoire de la langue française (2022). Rapport mondial sur la francophonie.
UNESCO (2021). World Literacy Statistics and Language Use Reports.
