
Le 23 janvier 1886, vingt-deux hommes prennent la pose depuis la galerie d’une maison de pierres dans une propriété de Martinique. Au centre du groupe, coiffé d’un chapeau à ruban, se tient l’hôte, le baron de Lareinty, l’une des personnalités les plus puissantes de la colonie ; il est entouré d’autres notables – parents, grands propriétaires terriens, administrateurs et un membre du clergé. Parmi ces hommes se trouve Charles de Lesseps, vice-président de la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama, accompagné de plusieurs ingénieurs et parties prenantes du chantier. Ce portrait de groupe immortalise leur rencontre, qui scelle probablement l’assurance d’un soutien tant politique que financier et logistique à ces grands travaux commencés en 18811.
Mais cette photographie n’est pas qu’un portrait de groupe. Léon de Bertier de Sauvigny, le photographe, ou peut-être un autre des protagonistes de la scène, a choisi d’adjoindre à celle-ci une autre personne. Au premier plan, au pied de la galerie, une jeune femme, vêtue d’une robe et d’une coiffe martiniquaises de facture modeste, est assise à même la terre battue. Il est peu probable que cette femme ait quelque chose à voir avec l’objet de la rencontre dont témoigne cette photographie. Pour preuve, au dos de celle-ci, dans la « désignation des personnes représentées ci-contre », aucune mention n’est faite de cette dernière. Pour autant, l’effet de contraste que produit sa présence dans la mise en scène photographique est frappant : vingt-deux hommes « blancs » debout dans la galerie ou assis sur la rambarde, élégamment vêtus et certainement tous bien chaussés, et, à leurs pieds, une jeune femme « noire » assise par terre, les pieds nus. Si la pose de certains des hommes est décontractée, il n’en est rien pour la jeune femme assise : dos droit, jambes resserrées, bras le long du corps, mains jointes, les yeux regardant l’objectif avec une expression neutre.
« Difficile de ne pas voir dans cette photographie une allégorie des hiérarchies construites par et pour ceux qui se définissent comme blancs. » estime l’historienne Céline Flory. En effet, cette photographie de la fin du 19ème siècle témoigne de la société esclavagiste et colonialiste de l’époque. Elle met en évidence les relations et réseaux d’interconnaissances des notables présents, ainsi que leur rôle dans la construction du canal interocéanique de Panama. Le choix de placer une jeune femme martiniquaise vêtue modestement assise au pied de la galerie, contraste avec l’apparence élégante des hommes blancs. Ce contraste témoigne de la division raciale et de l’inégalité sociale qui existait alors. La jeune femme représente les classes inférieures et exploitées, notamment les esclaves ou les descendants d’esclaves qui ont été forcés de travailler pour les grands propriétaires terriens de l’époque.
Cette photographie souligne l’oppression systémique des personnes noires et métisses dans la société coloniale. La jeune femme n’a pas été nommée dans la « désignation des personnes représentées ci-contre », signature de sa réification assumée preuve s’il en est du mépris et de l’effacement de la présence des personnes noires dans la société coloniale. Cette photographie est un exemple du regard colonial qui a contribué à la déshumanisation des populations locales et à la naturalisation de l’ordre social inégalitaire de l’époque.
C’est un témoignage poignant de la domination coloniale et du capitalisme racial. Ce concept, développé par des penseurs critiques tels que Cedric J. Robinson et Ruth Wilson Gilmore, désigne la manière dont le racisme et l’exploitation économique sont entremêlés dans le développement du capitalisme.
Dans le contexte de la Martinique coloniale, le système économique était basé sur l’exploitation des travailleurs noirs, qui étaient utilisés comme esclaves ou comme main-d’œuvre bon marché. Les grandes plantations et les propriétaires terriens blancs ont prospéré grâce à cette exploitation. L’image montre clairement cette division raciale et économique, avec les notables blancs représentés de manière élégante et la jeune femme martiniquaise représentant les classes inférieures et exploitées.
Cette division raciale et économique est un aspect fondamental du capitalisme racial. Le capitalisme utilise la race comme un moyen de maintenir et d’exploiter les populations marginalisées, tout en favorisant les intérêts des élites économiques et politiques. Cette photographie témoigne de la façon dont le racisme et l’exploitation économique étaient profondément entrelacés dans la société coloniale de la Martinique au XIXe siècle, et comment cela a influencé la construction du capitalisme racial.
Alan Basilegpo
