Léonia, un Scandale Africain

La République Démocratique de Léonia¹ est une petite île au large du golfe de Guinée en Afrique de l’Ouest. Avant les événements évoqués ici, sa population était de 120.000 habitants. En dehors de son caractère insulaire, qui marque sa faune et sa flore d’essences rares et protégées, la vie politique et sociale sur cette île n’a rien d’original comparée aux états du continent. Comme dans la plupart des états africains, – qu’ils soient anglophones, francophones ou lusophones, – les dirigeants sont avant tout soucieux d’eux-mêmes, de leur bonheur et de leur honneur, et les habitants, abandonnés à leur propre sort, vivent comme des bêtes sauvages ; car même les animaux domestiques jouissent de plus d’attention que les habitants eux-mêmes.

Au début de janvier 2001, suite à un tsunami, l’île subit des dégâts considérables, et on déplora la mort de 8889 habitants. Ce qui ramena la population à 111111 habitants. En raison du sinistre, la vie au quotidien devint plus difficile. Les champs étaient inondés, l’économie de l’ïle, essentiellement basée sur l’agriculture malgré la perspective d’exploitation pétrolière off-shore, était ruinée. Les vivres se raréfièrent. Très vite, le spectre de la famine hanta le pays.

Comme à l’accoutumée en l’Afrique, la communauté internationale se mobilisa pour convoyer des vivres vers l’île sinistrée. Pendant plusieurs mois, chaque semaine, 600.000 kg de vivres étaient acheminés sur l’île ; ce qui correspondait à un peu plus de 5 kilo  de vivre par habitants, si ces dons étaient distribués équitablement. Mais malheureusement, comme sur le continent, l’équité n’étouffait pas les dirigeants léoniens. Toutefois, prétextant de leur souveraineté, ils ne voulurent pas que les ONG étrangères se mêlassent de leurs affaires. « Après 60 ans d’indépendance, nous n’avons aucune leçon à recevoir sur la manière de distribuer des vivres entre nous, avait déclaré sa Majesté Zogadana Fulbert, Président de la République. Nous sommes reconnaissants envers la communauté internationale et les organisations humanitaires pour leur générosité avait-il fait savoir, mais pour ce qui est de la distribution des vivres, nous nous en chargerons-nous-mêmes. »  A la suite de cette déclaration, le Président nomma son Premier Ministre Jean-Norbert Danglozo à la tête de la CEDVH, la Commission Endogène de Distribution des Vivres Humanitaires.

Or, malgré cette bonne volonté  et l’expression d’un esprit de responsabilité si fermement affichée par son président, en quelques mois, la République de Léonia était confrontée à la pire famine de son histoire depuis plusieurs décennies. Dans les villages et les villes, la nourriture était rare et manger devint un exploit. Les victimes se comptaient par centaines parmi la population. C’est sur ces entrefaites que j’ai été mandaté par l’ONU pour enquêter sur les raisons de cette catastrophe humanitaire d’une certaine ampleur. Et ce que nous découvrîmes, mon équipe d’enquêteurs et moi concernant le mode de distribution des vivres, était sidérant. Sur les 600.000 kg de vivres acheminés chaque semaine par les bons soins de l’ONU et un réseau d’organisations internationales, la répartition se faisait de la façon suivante :

  1. 100.000 kilogrammes étaient prélevés au titre de la part de sa Majesté Zogadana Fulbert, Président de la République.
  2. 10.000 kilogrammes étaient prélevés au titre de la part de chacune des 10 personnes du clan rapproché du Président.
  3. 1000 kilogrammes étaient prélevés au titre de la part de chacune des 100 personnes membres du gouvernement ou du pouvoir d’Etat.
  4. 100 kilogrammes étaient prélevés au titre de la part de chacune des 1000 personnes membres des ministères et de l’encadrement du parti au pouvoir
  5. 10 kilogrammes étaient prélevés au titre de la part de chacune des 10000 premiers militants du parti au pouvoir.
  6. Enfin, 1 kilogramme était censé revenir à chacun des 100000 habitants restants, mais qui dans les faits ne leurs revenaient qu’épisodiquement…

Comme on le voit, il y avait six niveaux de distributions des vivres hiérarchiquement structurés et dont les ponctions étaient décroissantes du sommet à la base et les effectifs croissants de raison décimale. En clair, les classes d’individus ainsi hiérarchisées prélevaient chacune la même quantité de vivre qui était de cent mille kilogrammes. La seule différence éthique de taille était que l’effectif de ces classes variait de 1 à 100. 000 !

Mais, plus grave encore, des enquêtes poussées ont permis d’établir que la plus grande partie de ces vivres étaient détournée et revendue dans des filières commerciales en direction des pays voisins. Cette découverte était scandaleuse, mais ce qui l’était encore plus, c’est le black-out que l’ONU a mis sur la publication du rapport, et ce sur instance de certains pays occidentaux qui avaient des vues sur le pétrole offshore découvert dans l’île et pour le bénéfice duquel il ne fallait sous aucun prétexte s’aliéner la bonne volonté coopérative de sa Majesté Zogadana Fulbert.

Que retenir de cette évocation, sinon que l’une des sources du malheur de l’Afrique depuis des siècles réside dans l’égoïsme et l’insensibilité des Africains envers eux-mêmes, de l’impitoyable cruauté des dirigeants ou soi-disant tels envers les populations dont ils sont censés avoir la charge. Le népotisme et le tribalisme se substituent à l’humanisme du vivre ensemble d’une nation. La méthode léonine de frustration des populations de leurs droits élémentaires à la vie décrite ici n’est pas l’apanage de la seule République Démocratique de Léonia qui, comme dans la plupart des Etats africains qui se disent démocratiques, n’a de Démocratie que le nom. Elle est monnaie courante en Afrique. La complicité de l’ONU et de ses démembrements que j’ai dénoncée et qui m’a valu mon départ de cette organisation sous-marine du système d’exploitation et d’oppression de l’Afrique, est aussi un des aspects du malheur de l’Afrique. Mais en attendant de s’attaquer à cette logique mafieuse internationale, les Africains doivent balayer devant leur propre porte et donner un réel contenu aux mots « frère » ou « sœur » qu’ils ont plus à la bouche qu’en acte.

Alan Basilegpo


¹ La république de Léonia, à l’instar de tout ce récit, est imaginaire.

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