1. Métagraphe et Ecriture
Les sociétés sans écriture ont longuement été perçues comme des sociétés sans pensée ni technologie sophistiquée ou requérant un certain niveau de pensée.
En ce qui concerne les mathématiques, l’idée qu’elle vont de pair avec l’écriture, semble aller de soi ; surtout si on valorise le point de vue selon lequel les mathématiques sont nées d’un état primitif qui aurait évolué uniformément vers les mathématiques occidentales. Certes dans cette forme développée par l’Occident et qui s’impose dans la pensée moderne, l’écriture est capitale et apparaît comme une condition graphique sine qua non. Comme le fait remarquer Jack Goody, il serait difficile de faire un raisonnement logique sur des propositions si on n’a pas celles-ci sous les yeux. Il faut déjà distinguer deux aspects qui se sont dans l’histoire constitués en formes de mathématiques. Il y a la forme pratique, qui met en jeu des calculs de nombres, des rapports de formes et de grandeurs en géométrie, l’application concrète de certaines propriétés observées. Et puis il y a les mathématiques en tant qu’elles impliquent ou mettent en jeu la démonstration de ces propriétés, le formalisme et d’une manière plus générale l’approche axiomatique.
C’est en Grèce avec Euclide d’Alexandrie qu’a été rédigée la première présentation axiomatique existante de la géométrie dite euclidienne et de la théorie des nombres. De nombreux systèmes axiomatiques ont été développés au XIXe siècle, incluant la géométrie non euclidienne, les fondements de l’analyse réelle, la théorie des ensembles de Cantor, le travail de Frege sur les fondations, et les « nouvelles » utilisations de Hilbert de la méthode axiomatique en tant qu’outil de recherche.
Toutefois, des méthodes mathématiques ont développé un certain degré de sophistication en Égypte ancienne, Babylone, Inde et en Chine, apparemment sans abuser de formalisme.
Le métagraphe est un outil ou un dispositif de stockage et de restitution d’information relevant d’une société sans écriture à caractère graphique. En clair, un métagraphe a les mêmes finalités et fonction qu’un ouvrage au sens livresque, à la seule différence qu’il met hors jeu l’écriture graphique. Sans aller jusqu’à la méthode axiomatique, des façons de faire les mathématiques matérialisées par des outils sophistiqués ont existé dans certaines sociétés dites sans écriture au sens classique du terme. Tel est le cas des Incas avec le quipu, et des Yoruba avec l’opèlè, deux systèmes d’enregistrement qu’on peut considérer comme des métagraphes, dans la mesure où ils sont conçus dans des sociétés sans écriture graphique et remplissent ingénieusement maintes fonctions de celle-ci.
2. Le Quipu et l’Opèlè
1. Le Quipu des Incas
Un quipu est un encordage dont les cordes présentent trois types de nœuds symbolisant respectivement l’unité, la dizaine et la centaine. Un agencement des nœuds sur une corde donne un nombre entre 1 et 999 ; les ajouts de cordes permettant de passer au millier, au million, etc.
L’Empire inca ne connaissant pas l’écriture, et dans cet État pourtant bien organisé où tout était minutieusement et méthodiquement répertorié, ces quipus étaient le seul moyen de transporter une information. Ces quipus servaient aux statistiques de l’État : recensement, état des stocks, produits des mines, composition de la main-d’œuvre, etc., chaque quipu constituait un livre de comptes.
Outre les biens matériels et humains, les quipus ont aussi été les dépositaires des grandes dates de l’histoire, de ballades, de lois ou des traités de paix.
Les messages étaient transportés le long d’un réseau routier qu’empruntaient des coursiers, un peu comme les cavaliers du Pony express : les coureurs se relayaient de poste en poste jusqu’à la destination finale.
Seuls les administrateurs, nommés quipucamayocs (les gardiens des quipus), connaissaient la clé des quipus. La plupart des quipus entreposés à Cuzco ou en province ont été détruits par les généraux d’Atahualpa et, plus tard, par les officiers royaux, obéissant à l’ordre du vice-roi Francisco de Toledo d’éliminer les traditions.
D’autres ont servi de combustible aux bûchers où les prêtres faisaient brûler les idoles et tous les objets de culte.
[Loïc Mangin, pour la Science, Avril/juin 2005]
2. L’Opèlè des Yoruba
L’opèle est le chapelet le divination yoruba appelé Ifa. Le chapelet de divination qui mesure entre 90 et 125 cm de long environ, se compose habituellement de huit moitiés de coque de graines ou gousses réunies par de courtes sections de chaîne de 7,5 à 10 cm de long, la section médiane du chapelet, par laquelle il est tenu, est un peu plus longue. Les autres sections sont de longueur égale, de sorte que lorsque le chapelet est maintenu au milieu, les quatre coques à droite et les quatre à gauche pendent côte à côte. Le chapelet est lancé avec la main droite, qui est censée être utilisée de manière cohérente dans la divination Ifa, même par les gauchers. Il est jeté du côté opposé au devin de telle manière que les deux extrémités ouvertes tombent le plus près de lui et que les deux côtés tombent parallèlement. Si les coques ou les cosses ne tombent pas côte à côte en lignes droites pour que les chiffres puissent être facilement lus, le chapelet peut être ajusté par tension des deux extrémités vers le devin, en prenant soin de ne retourner aucune des cosses. Chaque demi-coque de graine peut tomber avec la surface extérieure concave ou convexe tournée vers le haut. Il est essentiel que les deux surfaces des coques puissent être distinguées.
Divers objets – y compris des perles, des cauris, des coquillages, des pièces de monnaie, des boutons, des anneaux, de petites cloches et des morceaux de métal – sont attachés au bas des gousses à chaque extrémité de la chaîne. Leur but est de permettre au devin de distinguer la moitié droite de la moitié gauche du chapelet, de sorte que la même moitié soit toujours jetée du même côté, et pour que la figure ne soit pas mal lue – par exemple, en confondant Ogbe Oyeku pour Oyeku Ogbe. Souvent, un nombre impair de cauris (un ou trois) marque la moitié droite et un nombre pair (deux ou quatre) marque la gauche.
Au lieu d’une chaîne, un simple cordon de perles de différentes couleurs enfilées sur des fils peut être utilisé pour relier la graine. Une simple corde est souvent utilisée sur l’instrument avec lequel les apprentis s’entraînent pendant qu’ils apprennent la divination, mais comme certaines cordes interfèrent avec la chute libre des graines, elles sont considérées comme inappropriées par les devins pour une consultation réelle. Le type de chaîne très prisé se compose de maillons circulaires en laiton placés à angle droit les uns par rapport aux autres, permettant aux graines de tomber librement dans la position concave ou convexe. Avec une bonne chaîne de divination, la probabilité que chacune des figures apparaisse est égale (1/256). Ceci est souhaitable, du point de vue des devins comme des clients, bien que cela ne s’exprime ni par l’un ni par l’autre en terme de probabilité.
3. Métagraphes et discours anthropologique
Au total, le quipu peut être tenu pour un livre de compte et un élément d’archive de l’histoire des Incas. En effet, il constituait à la fois un système comptable et un système d’écriture métagraphique qui permettait non seulement le comptage de toute chose mais également la narration des chroniques passées.
L’Opèlè quant à lui peut être considéré comme un ouvrage métagraphique de 256 pages d’accès stochastique. Chaque page de cet ouvrage est associé à un jeu de textes oraux d’une grande richesse poétique et littéraire.
Cette brève étude conduit à revoir la caractérisation classique du discours anthropologique concernant les sociétés dites « sans écriture » dans la mesure où elle atteste de l’existence de systèmes d’écriture métagraphiques.
Blaise Aplogan