La démocratie est caractérisée par deux moments distincts et complémentaires. Il y a le moment formel de fonctionnement constitutionnel mettant en jeu le système des institutions et des hommes en leur sein ou à leur tête ; et le moment inaugural, dramatique et souvent polémique d’assignation du pouvoir politique.
De ce point de vue, la Démocratie est toujours facile à vanter ou à exercer durant le premier moment de mise en jeu formel des institutions démocratiques plutôt que pendant le second moment d’assignation du pouvoir politique. En général, une Démocratie est régie par une loi fondamentale – la constitution – et le jeu démocratique se joue au travers du fonctionnement d’un système d’institutions. Dans la plupart des cas, à quelque tempérament près, cet aspect de la Démocratie qui consacre la mise en jeu sinon en scène des formes démocratiques fonctionne sans à-coup. La Cour constitutionnelle fait son travail de vérification de la conformité des lois, le Parlement légifère, le Gouvernement gouverne, le Président préside, etc…
Tout marche bien jusqu’au moment où on en arrive aux élections, c’est-à-dire au choix des futurs tenants du pouvoir, ce qui suppose aussi la mise en congé éventuelle des tenants actuels. Et c’est là où plus personne n’est d’accord avec personne. Les eaux se séparent, le bel édifice du fonctionnement formel des institutions se lézarde. La logique du fait accompli se substitue au principe qui veut que ce soit le meilleur qui gagne – le meilleur ici ne voulant pas dire forcément le candidat le mieux à même d’occuper le poste mais tout simplement le choix du plus grand nombre. Toutes sortes de tactiques se mettent en place pour conserver ou arracher le pouvoir, qui violent allègrement l’esprit démocratique qui consacre la volonté du peuple.
La tendance au désaccord soudain sur le fonctionnement et l’esprit démocratiques qu’induisent les élections ne concerne pas seulement les pays africains nouveau venus dans l’arène démocratique, mais elle concerne aussi les vieux pays de démocratie, comme la France ou les États-Unis. La déviation vis-à-vis de l’esprit normatif démocratique ne concerne pas non plus les tenants du pouvoir actuel mais elle peut être aussi le fait de leurs challengers de l’opposition.
En Afrique, cette déviation de l’esprit démocratique induite par les élections se traduit souvent par la fraude et des stratégies perfides n’ayant aucun respect de la volonté du peuple. Seul domine et compte l’esprit du fait accompli et des apparences réalisées. Ces stratégies perfides amènent l’usurpation du pouvoir par un parti en réalité minoritaire au sein de l’électorat. Cette usurpation du pouvoir par la fraude ou des stratégies perfides peut conduire à des conflits plus ou moins graves. La Côte d’Ivoire en a offert le spectacle sanglant et désolant sur fond de bêtise néocoloniale, il y a quelques années, avec toutes les conséquences que l’on sait. Au Bénin, en 2011, il y a eu ce qu’on a appelé le holdup électoral par lequel le pouvoir en place a saisi le pouvoir au détriment de l’opposition et de son candidat frustrés de leur force populaire dans les urnes. Au Nigeria, les élections qui viennent d’avoir lieu prétendument gagnées par M. Buhari ont été en réalité cyniquement et savamment truquées par le pouvoir en place, volant le candidat de l’opposition de sa victoire dans les urnes. Pour y arriver, toutes sortes de machinations ont été utilisées allant de la violence militaire et policière aux vols d’urnes en passant par les falsifications à l’échelle industrielle. Dans le cas nigérian, malgré la gravité et la réalité de la fraude, il n’y aura pas de guerre, tout simplement parce que les guerres, en Afrique et plus particulièrement dans ce pays férocement multiethnique, suivent les lignes de force d’appartenance régionale et religieuse. Or, comme les deux candidats en face sont de la même ethnie peule, de la même région Nord et de la même religion musulmane, la flamme de la guerre ne dispose d’aucune mèche crédible. D’où la montagne des recours devant les tribunaux qui, ont le sait, accouchera d’une souris.
Mais tous ces désordres qu’engendre le spectre de l’alternance dans les régimes qui se disent démocratiques ne sont pas l’apanage des seuls pays africains. L’élection controversée du Républicain Georges Bush en 2000 face au Démocrate Al Gore montre bien que la la soi-disant première puissance mondiale et grande démocratie n’est pas à l’abri du démon de la déviation de l’esprit démocratique. Après tous les recours et tractations, Georges Bush ne l’a emporté que sur le critère de l’épuisement du délai de contestation. En l’espèce, il s’agissait plus d’un verdict de raison d’État que de raison démocratique.
En France, l’élection de Macron en 2017, qui est le fait d’un groupe d’intérêts politique et économique déterminé auquel la geste miraculeuse d’Obama au États-Unis a servi de modèle, est un cas d’école du type de stratégie de déviance démocratique à l’honneur dans les grandes démocraties occidentales. Car ici l’enjeu n’est pas de heurter a priori les principes démocratiques mais de se jouer d’eux empiriquement et a posteriori. En fait, l’élection de Monsieur Macron a été envisagée de telle sorte que sa possibilité soit conditionnée à l’élimination non pas dans les urnes mais dans les médias de tous les concurrents susceptibles de l’inquiéter au second tour. En clair, cette élection n’a été possible que dans le seul cas de figure où Macron se trouverait en face de la candidate du front national. A partir de ce schéma prédéterminé, on a alors agi par tous les moyens pour éliminer toutes les entraves qui pourraient le compromettre. L’ennemi à abattre d’avance était le candidat de la droite classique, François Fillon, en même temps qu’il fallait, autant que faire se peut couler, le parti socialiste après l’entrisme opéré par Macron au gouvernement de Monsieur Hollande. Mais en tout état de cause, l’élection de Macron était subordonnée à l’élimination au préalable de François Fillon. Et cette élimination, les médias et une certaine instrumentalisation mécanique de la justice s’en chargeront.
Ce meurtre politique dont Monsieur Fillon a été la victime, et qui a permis à Macron de se trouver au second tour face à Marine Lepen, cette façon d’agir pour imposer l’adversaire souhaité à l’électorat, et donc frustrer celui-ci d’une joute plus ouverte, relève bien d’une stratégie de déviation de l’esprit démocratique. Cette stratégie n’a certes rien d’anticonstitutionnel mais elle partage avec le coup de force en cours actuellement au Bénin la même logique d’exclusion du candidat ou du parti redouté.
Le coup de force en cours au Bénin, au terme duquel l’opposition traditionnelle ne pourra pas se présenter aux élections législatives fait éminemment partie de cette logique générale de déviation de l’esprit démocratique, qui affecte souvent la mise en jeu démocratique du pouvoir telle qu’inscrite dans la constitution — ce en quoi la Démocratie diffère de la Monarchie absolue. Toutefois, contrairement au cas cités plus haut, le coup de force en cours au Bénin n’est pas seulement une déviation mais une mise entre parenthèses de la constitution, ce qui l’apparente à un coup d’État constitutionnel en bonne et due forme.
Qu’on le veuille ou non, si le holdup électoral de Yayi Boni en 2011 avait su préserver les formes et l’illusion d’une continuité démocratique, avec le coup de force actuel de Monsieur Talon, le Bénin a jeté les masques de la continuité démocratique et entre dans une Dictature qui ne dit pas son nom. Et si l’État de Droit devait revenir ce ne serait qu’au titre d’une nouvelle République qui aurait alors pour fonction de ressusciter une Démocratie dont il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que si elle a trépassé dans les mains assassines de Talon, elle était déjà mortellement atteinte bien avant lui. Car, en dehors de la mise en jeu des formes démocratiques dans laquelle nous excellons, peut-on vraiment parler de démocratie si, par toutes sortes de stratégies frauduleuses, la volonté du peuple d’élire les dirigeants de son choix est toujours mise hors jeu à son corps défendant ? Peut-on parler de Démocratie, lorsque la tendance chronique de l’élection sans le peuple, qui a toujours plus ou moins marqué les scrutins béninois depuis le Renouveau Démocratique, est poussée à un point aussi caricatural que celui en cours actuellement avec l’exclusion annoncée des partis de l’opposition aux élections législatives d’avril 2019 ?
Adenifuja Bolaji