Georg Simmel, disparu il y a un siècle, est un classique de la sociologie, mais on ne prête guère attention à l’inventivité philosophique dont il a fait preuve. Toute son œuvre tend à à une redéfinition de la métaphysique, attentive à la complexité des choses.
Le 26 septembre 1918 s’éteignait à Strasbourg Georg Simmel, après une vie étonnamment productive dans les domaines de la sociologie, de l’art, de la philosophie. Il n’eut pas le soulagement de connaître la fin d’une guerre qui avait obscurci ses dernières années passées à Strasbourg, où il avait obtenu son premier poste au printemps 1914, loin de son biotope berlinois, il n’avait pas eu le temps, surtout, de terminer la rédaction de sa « philosophie de l’art » et de sa « métaphysique », deux grands chantiers dont les brouillons ont été perdus. À ne prendre que le philosophe, le moins connu en France (moins que l’essayiste, moins que le sociologue), des découvertes restent à faire. Un livre récemment publié nous aide à y voir plus clair.
Penser son temps
Le livre de Matthieu Amat entend restituer sa stature philosophique à Georg Simmel, un penseur souvent réduit à ses essais sur la vie moderne, la mode ou le paysage. Il parvient brillamment à relever ce défi contre l’oubli et contre les préjugés. Pour cela, il fallait passer par une lecture approfondie d’un corpus dorénavant exhaustivement disponible [1], et l’interpréter à partir d’une idée forte. Il fallait surtout faire ressortir la structure porteuse de cette réflexion pour faire apparaître la fécondité de son apport qui va bien au-delà de la séduction immédiate qu’exercent souvent ses textes. Si Simmel est bien tenu pour un classique de la sociologie à côté de Tönnies, Weber et Durkheim, son apport philosophique est généralement considéré avec circonspection, classé du côté des « philosophies de la vie », d’une forme de bergsonisme ou pire, du côté du relativisme. L’enjeu d’un réexamen du dossier est donc de redécouvrir en Simmel un philosophe original et inspirant. C’est qu’il prend en compte la dissolution des formes traditionnelles mais sans se contenter de la constater (il n’est donc pas « post-moderne »), mais propose une orientation. Matthieu Amat choisit de nommer sa position un « relationnisme » et de voir dans son « idée de la culture » son thème privilégié. Avant de discuter brièvement les perspectives interprétatives adoptées, il importe de prendre la mesure du travail accompli.
L’ouvrage commence par discuter certains obstacles à une lecture philosophique de Simmel, expose le problème de la culture et fait un sort à la catégorie de « Kulturkritik » [2] qui lui est souvent accolée, et annonce le projet proprement simmelien d’une philosophie de la culture. Les trois parties traitent ensuite du problème central de la valeur, de l’esprit objectif et de la philosophie de la culture.
Il n’est pas fréquent de voir proposée une interprétation d’ensemble, à nouveaux frais, animée d’un questionnement original, d’une œuvre philosophique. Depuis un siècle, on ne peut pas dire qu’il y ait eu en langue française de tentatives aussi compréhensive d’embrasser l’ensemble de la pensée simmelienne comme philosophie, à partir de son centre. C’est une entreprise délicate car pendant les quarante années de sa production philosophique et scientifique, Simmel semble avoir changé de point de vue et de vocabulaire. Plus marqué par le positivisme et la théorie de l’évolution de Spencer au début, par le renouveau néokantien du criticisme après, par l’intuition bergsonienne qu’il semble relier directement à la vie dans ses derniers textes. Lui-même n’a-t-il pas parfois eu recours à cette tripartition ? Tout en rendant compte des déplacements et des évolutions du bateau de Thésée simmelien, Matthieu Amat, loin d’y voir un simple tâtonnement, voire une série de contradictions, sait y reconnaître le dessin d’une pensée originale, qui ne se départit pas d’une analyse de son propre temps. C’est ce que Simmel met en œuvre dans sa Philosophie de l’argent, qui est simultanément une analyse de la valeur et de l’argent, une exposition de sa philosophie, et une interprétation originale de la modernité dans ses conditions et dans ses conséquences.