Mon Cher Pancrace,
J’ai bien reçu et lu ta dernière lettre envoyée depuis la Libye où tu étais en compagnie de ton ami Moussa Faki Mahamat, Président de la Commission de l’UA. Sur cette formidable aventure et sa signification, j’aurai l’occasion de réagir dans une prochaine lettre. Puisque tu es à New-York maintenant, je pense le faire même avant ton prochain passage à Genève. En attendant, permets-moi de te souhaiter une bonne et heureuse année, de santé, de succès et de sérénité dans tes diverses missions qui te mènent à travers le globe, devenu pour toi un vrai village planétaire. Que nos rêves d’une Afrique plus libre, plus fraternelle et plus prospère se réalisent. Que le néocolonialisme qui nous empoisonne la vie soit mis hors jeu, que l’Afrique puisse enfin, tel un aigle régénéré, reconquérir le ciel de son être au monde avec toute sa conscience et sa pleine mémoire. Pour ce qui concerne le Bénin notre pays, ce sont les mêmes souhaits que je formule, avec ceux de justice, de transparence dans la gouvernance, d’éthique et de respect des Droits de l’Homme, ainsi que de la Démocratie, toutes choses qui, depuis quelque temps, sont sujets à un inquiétant reflux. Mon rêve le plus grand que tu partages est bien sûr, la tenue des Etats-généraux du peuple, assises nationales pour redéfinir notre vivre ensemble en tant que nation, sachant que ce qu’on appelle Renouveau Démocratique a vécu.
Toutefois, ces considérations politiques étant, je voudrais revenir sur une question qui n’est pas politique au premier degré, bien qu’il en ait des implications compte tenu de sa nature sociale. Dans ta dernière lettre justement, en marge de ton commentaire sur votre expédition en Libye, tu as soulevé la question de la culture et du savoir comme source de notre libération, y compris de l’esclavage dont celui de la Libye, comme tu le disais, n’est que « l’arbre qui cache la forêt de notre sujétion multiforme ». Il s’agit du rapport à la culture et au savoir du Béninois, particulièrement dégradé en ces temps de révolution médiatique. Tu déplores le peu d’intérêt du Béninois pour la lecture, la réflexion et le vrai débat d’idées. Tu te montres même sceptique sur son rapport au savoir. « Sommes-nous devenus des singes savants ?», te lamentes-tu, à juste titre.
Et pourtant, mon cher Pancrace, ce n’est pas que le Béninois n’aime pas la culture, ou lire, ou s’intéresser aux idées, à tout ce qui est écrit qui demande réflexion, recul, débat, discussion et dissertation. Si tu dis à un Béninois qu’en faisant tout cela il deviendra PDG, Docteur, Avocat, Ministre ou Président, il le fera sans attendre son reste, et s’y montrera brillant. C’est qu’en vérité, le Béninois est réaliste ; il aime investir, et qui dit investissement dit motivation et gain ; et le Béninois n’investit et ne s’investit que dans les choses qui ont un retour sur investissement plausible.
Le qualificatif de quartier latin dont nous avons été affublés ne signifie rien que cela. Ce n’était pas un investissement dans la culture et le savoir encore moins un amour pour la culture et le savoir, mais un investissement dans un processus sociologique de mobilité sociale, un investissement dans l’instruction scolaire avec à la clef le bénéfice attendu de ses gratifications sociologiques. On valorisait l’instruction et s’adonnait à la performance scolaire, et l’habitude en est restée, parce qu’elles sont perçues comme gage d’un devenir social certain, source d’argent et de fierté.
Mon cher Pancrace, comme tu le sais, Il y a bien une différence entre philosophe et professeur de philosophie. Le philosophe comme son nom l’indique est un amoureux de la sagesse, voire du savoir ; tandis que le professeur de philosophie enseigne la philosophie, sans être forcément amoureux de la sagesse. Le rapport du Béninois à la culture et au savoir est un rapport de visée et de cible. En tant que tireur, le Béninois n’est pas de ceux qui tirent en l’air, le Béninois tire sur une cible bien précise et en toute connaissance de cause. Alors qu’en matière de pédagogie épistémologique, il est important de valoriser d’abord le goût de tirer pour tirer avant de vouloir tirer sur une cible. Ce qui n’est pas le cas du complexe du quartier latin sous l’empire duquel notre éthique et notre sociologie de la connaissance se sont constituées. Le Béninois devient sachant et non pas savant, c’est-à-dire que son savoir est déterminé par des circonstances et des causes qui se situent hors du savoir. Son but est d’avoir des diplômes qui lui permettent de se faire une place au soleil de la société.
Maintenant, cette rationalité sociologique du Béninois en matière de culture et de savoir étant exposée, et compte tenu de l’importance de la culture et du savoir comme souverain bien pour la prospérité de toute société, la question est de savoir comment faire en sorte que le Béninois consente à mettre un peu d’eau dans le vin de son réalisme épistémologique. Comment lui faire aimer la culture et le savoir, pour eux-mêmes, en dehors de la motivation des examens et concours, en tant que des biens propres, qui ne sont moyens d’aucun autre bien qu’eux-mêmes ?
Soit dit entre parenthèses, mon Cher Pancrace, si on réussissait à faire en sorte que le Béninois parvienne à mettre un peu d’eau dans le vin de son réalisme épistémologique, c’est toute la nature de son rapport au savoir qui s’en trouverait changée ; et immense sera l’impact sociologique de ce changement, comparé à l’impasse dans laquelle ce rapport est piégé aujourd’hui, entre inadéquation sociale stérile et mimétisme pathétique.
Alors donc, Cher ami, comment faire ? Je crois que probablement, dans un premier temps, on serait obligé, paradoxalement de s’appuyer sur l’espérance de gain qui caractérise l’éthique du Béninois pour désarmer son réalisme épistémologique. Par exemple, en habituant nos jeunes à des gains ou des buts intermédiaires dans la poursuite des biens culturels ou intellectuels. C’est-à-dire concevoir des systèmes ou des parcours culturels qui, sans viser un but diplômant, apporte un gain symbolique. Exemple, le jeune collégien qui apprend à faire des dictées ou qui lit des livres dans le but de savoir bien faire une composition écrite est toujours dans la logique du réalisme épistémologique. Mais si au contraire on lui apprend, surtout par l’usage de sa langue maternelle, à composer une nouvelle littéraire ou un conte – oral ou écrit – qui pourra être lu devant un public scolaire, ou diffusé à une plus large échelle, il sait n’en attendre rien d’expressément scolaire. Et c’est par ce savoir que commence l’amour du savoir. C’est par cette déconnexion de l’envie de savoir des buts mesquins liés à la réussite scolaire que l’on parviendra selon moi à faire en sorte que le Béninois aime la culture et le savoir pour eux-mêmes.
Mon Cher Pancrace ne perdons donc pas espoir. Avec nos efforts conjugués, et ceux de nouveaux acteurs engagés du secteur, la mayonnaise de la culture et du vrai savoir finira par prendre, sous nos yeux ébaubis, et quoique bien ouverts cette année nouvelle et pour de nombreuses décennies encore.
Avec cette note optimiste, mon cher Pancrace, reçois et emporte avec toi de part le monde, le flambeau de mon inextinguible amitié.
Binason Avèkes