Élection Présidentielle au Temps où les Bêtes Parlaient.

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C’était le temps où les animaux avaient la parole. Hommes et bêtes parlaient les mêmes langues. L’histoire se déroule à Takon, village de mille âmes à l’époque. À Takon, vivaient deux communautés soeurs. Au sud vivaient les Wémèklan et au nord les Ayodopo. Les Wémèklan qui étaient au nombre de six cent étaient des gens sans tabou ; comme leur animal préféré, le cochon, ils mangeaient de tout. Tandis que les Ayodopo, au nombre de quatre cents, avaient le cochon pour tabou. À l’époque, l’élevage était l’activité principale de Takon. Les uns élevaient des cochons, les autres des moutons, quelques rares élevaient des vaches. Les villageois vivaient dans l’harmonie et le commerce florissait. Mais pour que la paix et la prospérité soient préservées Takon avait besoin d’un bon roi pour le diriger.

Et, en ce moment-là, on allait élire le roi, qui règnera pour les cinq années à venir. L’élection du roi se faisait par un seul homme le Hungan nommé Bonu. Bonu était d’origine Wémèklan ; mais homme intègre, dans l’exercice de sa noble mission, il donnait priorité plus à la voix des esprits qu’à celle du sang. Et si d’aventure il ne délivrait pas justice, le chef religieux savait qu’il répondrait devant les esprits. Aussi, Bonu, en homme sage, avait conçu une méthode originale pour désigner le roi.
Cette année-là, un Wémèklan du nom de Dosumu était face à un Ayodopo nommé Ologbon. Comme il fallait s’y attendre, les deux hommes étaient tous des éleveurs. Ologbon qui avait pour tabou le cochon élevait des moutons ; et son adversaire Dosumu, en Wémèklan sans tabou, élevait des cochons. Pour postuler au tabouret royal chacun des deux éleveurs devait amener chez Bonu, au jour J, et à l’heure fixée, 51 quadrupèdes, moutons et/ou cochons. Comme il y avait 600 Wémèklan et 400 Ayodopo dans le pays, Dosumu, le représentant des Wémèklan, partait sur une base de 60 cochons tatoués par le chef religieux. Oui cette marque faite par Bonu permettait d’assurer que les bestiaux étaient ceux qui, en exclusivité, contribueraient au scrutin royal. Ologbon lui partait sur une base de 40 moutons qui étaient aussi tous tatoués par Bonu.

D’entrée, on pouvait dire qu’Ologbon était désavantagé. Mais tout dépendait du procédé de composition du troupeau électoral. Chacun des deux éleveurs devaient passer du côté de son adversaire pour essayer d’attirer à lui autant de bêtes que possible. Pour ce faire, il avait le loisir d’user d’appâts, et de parler aux bêtes pour les convaincre d’être de son côté.
Si Ologbon partait avec un léger handicap, il était en revanche sûr d’une chose : ses 40 moutons lui resteraient fidèles. Nul discours, nulle promesse ne pourrait les lui arracher. Il les avait bien élevés et jamais ils n’allaient brouter l’herbe dans un champ inconnu ; jamais ils ne se précipitaient sur une pâture non identifiée par leurs bergers. Oui les deux grands éleveurs avaient sous leurs ordres des aides dont le nombre était fixé à 10 pour chacun. Ainsi les bergers d’Ologbon avaient chacun sous leur garde 4 moutons tandis que ceux de Dosumu s’occupaient chacun de 6 cochons. Ce sont ces adjoints qui apprenaient les bonnes manières aux animaux, leur expliquaient à travers des chansons et des exhortations les avantages et les inconvénients de la fidélité et de l’amour de soi ; ils leur apprenaient à ne pas tomber dans les pièges de l’adversaire, à rester fidèles au domaine de leur maître. En récompense de quoi, les bergers promettaient monts et merveilles aux animaux une fois que leur maître serait élu roi.

Mais, comme on pouvait s’y attendre, cet enseignement n’était pas reçu de la même manière de part et d’autre. Contrairement aux moutons, les cochons, tous de couleur blanche, qui avaient fréquenté dans leur enfance des bêtes étrangères, en avaient gardé le caractère extraverti ; ils s’attachaient facilement au premier venu et, selon que son discours était flatteur ou qu’il leur jetât quelque pitance, ils pouvaient le suivre sans demander leur reste. Ce caractère était le point faible du chef Dosumu car, même s’il avait déjà plus des 51 quadrupèdes exigés par le rituel pour devenir roi, il fallait tout de même passer le cap de ce qu’on appelait à Takon la nuit de la tentation.
Avant cette nuit, chacun des chefs éleveurs avait remonté le moral de ses ouailles ; leurs adjoints avaient parlé aux animaux sous leur garde directe. Alors quand ils entendirent au milieu de la nuit le son du gong géminé annonçant le début de la nuit de la tentation, les deux candidats au tabouret royal s’en allèrent chacun du côté de l’étable de son concurrent.
En partant, Ologbon était sûr que ses bergers et ses bêtes allaient respecter ses consignes. Son idée était qu’à partir de ses 40 moutons tatoués s’il parvenait à séduire une douzaine de cochons de son adversaire Wémèklan, le tour serait joué. Et c’est dans cet état d’esprit qu’il s’engagea dans le sentier broussailleux menant vers le côté de son adversaire.
De son côté, au son du gong géminé du crieur annonçant le début de la nuit de la tentation, Dosumu avait aussi son idée en tête. Il était conscient du caractère volage de ses bêtes ; il savait qu’ils étaient extravertis et peu méfiants, toujours portés à se lier aux autres au lieu de s’unir entre eux. Il savait qu’ils n’avaient pas l’esprit de troupeau et étaient dominés par l’éthique du chacun pour soi et de la division. Mais selon les derniers échanges qu’il avait eu avec ses bêtes et leurs gardiens, Dosumu espérait que, dans le pire des cas, une cinquantaine de bêtes résisteraient aux tentations de son adversaire Ayodopo. Et, même dans le cas de figure le plus défavorable, il lui suffisait de séduire un ou deux moutons de son adversaire pour être élu roi. Sûr de ce calcul réaliste, Dosumu prit le chemin du quartier Ayodopo où se trouvait l’enclos de son adversaire.
Quand Ologbon arriva dans le quartier des cochons, les six aides de son adversaire l’accueillirent avec joie. Parmi eux, trois bergers étaient particulièrement accueillants à son égard. Mais leur bonté n’était pas un hasard. Ces hommes, en bon Wémèklan, avait déjà pris langue avec l’adversaire de leur maître et de leur communauté, prêts à être de son côté moyennant quelque rétribution. Mais il fallait qu’Ologbon lui-même s’adressât aux bêtes et leur dît ce qu’ils gagneraient à passer du côté Ayodopo. Il faut rappeler que même s’ils parlaient à cette époque, comme maintenant, les bêtes n’avaient pas le même regard sur les choses que les hommes, et peu leur importait qu’elles fussent d’un côté ou de l’autre.
Aussi, prenant la parole, Ologbon parla aux 60 cochons de son adversaire. Sa voix limpide et claire, résonna ainsi dans la nuit de la tentation :

« Quadrupèdes Wémèklan, braves omnivores poreux aux appels des quatre vents, grande est ma joie de vous parler dans cette nuit d’une aube nouvelle. Soyez de mon côté, chers amis cochons ! Votre ouverture aux autres est une valeur que tout le monde vous envie. Vous êtes un modèle pour tous les autres animaux. Comme je l’ai promis à vos éleveurs, quand je serai roi, vous aurez plus de droit qu’aujourd’hui ; vous ne méritez pas d’être dans des enclos sales et étriqués, à vous vautrer dans la boue, et vous nourrir d’immondices. Quand je serai roi, vous aurez la vie sauve car le cochon pour nous autres Ayodopo est tabou, nous n’en mangeons pas ! Avec moi, vous n’aurez rien à craindre. Au contraire en remerciement de votre soutien, je construirai pour vous et vos descendants des étables salubres et spacieux où la nourriture coulera à flot ; et je ferai de vous des animaux sacrés. »

Ce discours fit mouche dans la nuit de la tentation. Car l’idée que le berger Ayodopo qui avait le cochon comme tabou ne leur ferait aucun mal rassura un grand nombre de cochons. Et, comme d’habitude, ils étaient d’un naturel extraverti, deux éleveurs parmi les 6 aides du prétendant Wémèklan passèrent avec armes et bagages du côté Ayodopo. Évidemment à la grande satisfaction d’Ologbon. Mais ce succès à lui seul ne suffisait pas. Tout dépendait de ce que feraient ses bêtes et ses hommes qu’il avait laissés derrière lui. Tout dépendait du succès de Dosumu.

L’optimisme d’Ologbon n’était pas exagéré. En effet, quand son adversaire arriva cette nuit-là dans le quartier des moutons, il ne trouva aucune oreille attentionnée. L’accueil réservé à Dosumu était cordial mais sans concession. Hommes et bêtes étaient d’une vigilance soutenue, ils démontraient le sens de l’harmonie qui était l’un de leurs traits dominants. Dosumu multiplia les promesses, promit de faire des moutons des animaux tabous dès qu’il sera nommé roi. Deux bergers furent soudoyés mais en vain. Alors, après avoir plaidé sa cause jusque tard dans la nuit de la tentation, notre homme s’endormit fatigué. Dans son sommeil, Dosumu rêva que ses bêtes, les cochons extravertis, lui étaient restés fidèles, sous la garde de ses aides eux aussi restés fidèles. Ce rêve le réconforta et, à son réveil au matin, il fit ses adieux et repartit bredouille quoique confiant.
Comme le voulait la tradition, en partant de chez son adversaire, le postulant au trône doit se rendre chez le chef religieux, unique maître de céans. À son arrivée chez Bonu, Dosumu fut accueilli par l’impartial Hungan qui le fit entrer dans la grande salle des cérémonies où se trouvait déjà son adversaire Ayodopo. Une fois les deux prétendants au trône assis face à face, le chef religieux leur servit du vin de palme et attendit l’arrivée de tous les dignitaires et invités à la cérémonie.

Au moment opportun, le crieur public fit retentir son gong géminé, battant le rappel des éleveurs. A ce signal les aides éleveurs de chaque côté se dirigèrent vers le théâtre de l’élection du roi avec le reliquat des bêtes qu’ils avaient pu sauvegarder durant la nuit de la tentation. Quand les deux camps furent face-à-face avec chacun ses bêtes, Bonu, compta 40 moutons du côté Ayodopo et 48 cochons du côté Wémèklan. A ce moment-là, les deux adversaires devraient savoir l’issue de la compétition. Dosumu devrait se douter qu’il avait perdu, tandis qu’Ologbon connaissant le nombre de cochons qu’il avait pu ravir à son adversaire dans la nuit de la tentation, devait subodorer qu’il avait gagné. Mais les deux candidats restaient méfiants, car dans ces moments magiques, un miracle pouvait toujours se produire.

Un lourd silence pesait parmi les invités à l’élection royale. Après son constat, le chef religieux d’un geste solennel fit signe à l’un de ces acolytes qui disparut et revint quelques temps après avec deux éleveurs Wémèklan à la tête d’une douzaine de cochons gras. C’étaient le trophée d’Ologbon. Les bêtes qu’il avait ravies à son adversaire étaient sans remords et grognaient de satisfaction.
Quand Bonu fit le compte des bêtes de part et d’autre, tout le monde fut d’accord que le vainqueur était Ologbon car, à ses 40 moutons qui lui étaient restés fidèles, il pouvait se prévaloir d’avoir séduit 12 cochons de son adversaire, sans compter les deux bergers dont on ne sait s’il faut les appeler traîtres ou cochons.
Normalement, chaque candidat au tabouret royal reste propriétaire du reliquat d’animaux qui lui échoit après la nuit de la tentation. Dosumu n’avait donc plus que 48 bêtes là où son adversaire en avait 52. Mais, dans l’euphorie de sa victoire, une fois coiffée de la couronne et chaussé des sandales royales, au mépris de ses promesses lénifiantes de la veille, Ologbon fit don à Bonu des 12 cochons qu’il avait séduits. Pour fêter le nouveau règne, et dans un acte de communion, le chef religieux fit sacrifier ces bêtes aux dieux. Après l’offrande aux dieux, le sang des 12 cochons servit à préparer la sauce kpètè dont raffolent les Wémèklan.
Quant aux deux bergers transfuges, l’histoire ne dit pas s’ils ont goûté ou non à cette délicieuse sauce. Mais la question morale qui se pose est la suivante : est-il juste qu’en entrant dans la nuit de la tentation, Ologbon quitte chez lui dans l’espoir de séduire quelques cochons, tout en sachant qu’aucun de ses moutons ne serait et ne devrait être séduit par son adversaire ?

Ahandessi Berlioz

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