
Les sources de la connaissance historique et scientifique, ainsi que les références qui y correspondent doivent-elles être unilatéralement imposées par l’entendement occidental ? Ne devrons-nous pas nous enhardir à faire confiance à nos langues, nos valeurs et nos traditions en ces domaines où l’Occident s’est taillé la part du lion, souvent au nom d’un universalisme pour le moins sujet à caution. C’est la question qui est soulevée dans cette brève étude. Dans un article intitulé « Introduction du maïs en Afrique » datant de 1955, Roland Portères¹, professeur au Muséum, consacre une partie à une question épineuse qu’il pose en ces termes : « L’Afrique pré-colombienne a-t-elle connu le Maïs ? ».
Son questionnement fait écho aux travaux de l’époque qui exploraient la problématique de la présence du maïs en Afrique avant la « Découverte de l’Amérique » par les Européens, avec en toile de fond le mythe en construction de son impact positif sur la vie des autres continents, notamment l’Afrique noire que cette « découverte » n’aurait pas seulement servi à asservir.
Roland Portères cite les auteurs qui se sont intéressés à la question ; il s’agit notamment de D. W. Jeffreys (1953) qui venait de poser le problème de la présence du maïs en Afrique à l’époque pré-colombienne ; de même que Edgar Anderson qui a posé le même problème pour l’Asie, mais pour un proto-maïs.
L’auteur rappelle les découvertes archéologiques faites par A.J.H. Goodwin à Ife (1953) chez les Yoruba, montrant des pots de terre ayant subi une ornementation par roulage d’épi de maïs sur la glaise ; ces pots ont servi à constituer un pavage. A quelle époque remontait ce travail ? Selon la tradition orale, le maïs serait apporté au Nord-Est (Moore, 1916) par un « étranger au teint jaune » ayant traversé le fleuve du Niger. Le premier centre de diffusion du maïs fut Ilé-Ifè (Babalola, 1952). Ifè, dit-il, fut la première capitale du royaume et c’est durant le règne du quatrième roi, Oranyan, qu’il y eut transfert à Oyo, beaucoup plus à l’Ouest, vers 1100. Et Roland Portères de déduire : « si légende et histoire sont exactes, le Maïs aurait été connu des Yoruba avant 1100 après J.-C. »
A l’appui de cette déduction passablement rhétorique, Roland Portères, cite Jeffreys dans son étude sur les noms vernaculaires indiquant la route qu’à dû suivre le Maïs. Cette route déjà tracée par Meek (1931), par Dalziel (1936) est désignée par lui-même sous le nom de « voie du Nil et du Bahr-el-Ghazal ». Ce fait, dit-il, confirme les croyances yoruba selon lesquelles le maïs serait venu du Nord-Est.
Ensuite au terme d’une analyse lexicale comparée dont la complexité culturelle et historique ne sauve pas la pertinence, Roland Portères estime qu’« On est donc en droit de penser que les ornementations obtenues sur l’argile à poterie en roulant un épi de Maïs ont été pratiquées à Ife (Yoruba) à l’époque colombienne, bien que la ville ne fut plus capitale du Royaume. »
Cette conclusion est loin d’être convaincante, non seulement parce que l’analyse linguistique sur laquelle elle se fonde est plus rhétorique que rigoureuse — par exemple, il n’y a aucune nécessité pour que ce pavage ornemental se fasse uniquement dans la capitale du royaume, ce qui enlève toute pertinence à l’oppositive de nuance avancée– mais aussi parce qu’elle n’apporte que peu d’éclairage historique sur la question.
En revanche la littérature divinatoire d’Ifa² apporte un éclaircissement qui mérite le détour. Dans la légende consacrée au signe Oyèku méji, ( Yèku mèji, chez les Fon) voici ce qu’on peut lire :
« En ce temps-là, une inondation annuelle chassait les hommes de chez eux, et Mawu chargea Yèku d’aller enquêter sur place. Yèku trouva sur un chemin du maïs déjà mûr. Les épis d’alors étaient nus. Et voilà qu’il toucha l’un des épis. Le propriétaire du champ, qui était assez loin, se mit à crier au voleur et accourut à toutes jambes. Reconnaissant Yèku, il se prosterna en s’excusant : pardonne-moi, je ne savais pas que c’était toi – Yèku, prenant ce paysan en pitié, décida, pour protéger le maïs contre le contact des hommes et des oiseaux, que ses épis seraient désormais entourés de spathe, et ajouta que le paysan ne deviendrait plus jamais pauvre. En outre, il s’attribua, en souvenir de cet épisode le nom suivant : « abobo n’jole », c’est en entendant des cris que le voleur se sauve. Et tous doivent chanter :
Abobo n’jole ;
abobo kpakpada n’jole ;
tcha wolo bobo n’jole
abobo olè kotan n’jole
tcha wolo !
Les cris font fuir le voleur,
les cris ne font pas fuir la terre ( c’est-à-dire Yèku)
Un autre proverbe appartenant au champ légendaire de Yèku :
« C’est tout nu que le maïs voyage pour aller au champ, mais au retour il porte un vêtement ( le spathe).
Ces références à la culture du maïs ne relèvent pas du hasard. Le Fa, entre autres multiples fonctions, est un système de classement. Dans la succession ordonnée des entités médiumniques Yèku-mèji incarne un champ de représentations sémiotiques dont les signes sont ceux de l’occident, la nuit, la mort. Mais il a a un rapport avec l’agriculture, et ceux qui naissent sous ce signe feraient, dit-on, de bons paysans ; on lui reconnaît un pouvoir sur la terre, et les connaisseurs du Fa affirment que Gbe « commande le Ciel tandis que Yèku commande la terre..
Entre autres exploits légendaires, Yèku apprit aux hommes à manger du poisson. Peu de temps après son arrivée sur terre, il se mit à pleuvoir. Il tomba même du ciel, au cours de cette averse, des poissons que les cours d’eau dirigèrent vers la lagune. Les hommes étaient bien surpris de ce spectacle. « Il n’y a là rien de mystérieux, leur dit Yèku, ces animaux sont comestibles, se sont les enfants du soleil et c’est le Ciel qui vous les envoie. Vous pouvez les manger sans crainte.»
Sous ce signe vinrent au monde non seulement les poissons, mais la peau du crocodile, le groin de l’hippopotame, la corne du rhinocéros, et tous les animaux de poil ou de plume qui vivent dans la nuit, zanlan et zanhè. On cite encore les nodosités des arbres, les nœuds, les cordes…
« Quand Ciel se fut retiré, dit encore la légende, Terre devint aride par manque de pluie. Quand terre fut aride, le maïs cessa de germer, les femmes enceintes ne purent plus mettre au monde leur progéniture »
Légende de Okanran mèji ( Aklan mèji)
La question que pose ce témoignage légendaire est celle de la datation historique du récit, sachant que les légendes placées sous un même signe d’Ifa renvoient souvent à des périodes historiques différentes. D’abord en raison de leur caractère de documents chronologiquement stratifiés, mais aussi en raison de leur contenu thématique. Ici, le seul fait de parler de maïs dans un texte qui jouit de l’onction vénérable de côtoyer les représentations originaires d’une culture ne suffit pas à le situer dans la nuit des temps historiques. Rien n’empêche en effet que nous ayons affaire à un récit étiologique, qui se veut une contribution épistémologique à la science botanique. De ce point de vue la situation par rapport à un temps historique déterminé est sujette à caution.
Mais une considération concrète des éléments du récit peuvent donner des indications probantes. « Yèku trouva sur un chemin du maïs déjà mûr. Les épis d’alors étaient nus. » nous dit le récit. Et plus loin, on peut lire : « Yèku, prenant ce paysan en pitié, décida, pour protéger le maïs contre le contact des hommes et des oiseaux, que ses épis seraient désormais entourés de spathe. » Donc, on comprend dans ces éléments du récit que Yèku intervenait à une époque où le maïs n’avait pas encore évolué pour prendre sa forme actuelle où son épi est revêtu de spathe. Selon toute vraisemblance ce récit ne nous parle pas seulement du maïs ; mais d’un point de vue épistémologique, il met en lumière les origines primitives du maïs, qui remontent donc à la nuit des temps. Le récit nous renvoie en plein dans le temps légendaire. En conséquence, et pour parodier Roland Portères, nous sommes en droit de penser que le temps auquel réfère le récit dont Yèku est le protagoniste pourrait bien être antérieur à la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb.
Bejide Alamoran
¹Introduction du maïs en Afrique 1955, Roland Portères, Journal d’Agriculture tropicale et de Botanique appliquée, Vol. 2, n° 5-6, mai-juin 1955, pp 221-231
² La Géomancie à l’Ancienne Côte des Esclaves, Bernard Maupoil, Paris Institut d’Ethnologie, 1981
ABIMBOLA, Wande, Sixteen Great Poems of Ifa, 1975, Unesco, Nyamey |
ADEGBINDIN, Omodate, 2004. Ifa in Yoruba Thought System, Carolina Academic Press, Carolina. |
AKINTOLA Akinbowale.1999. Yoruba Ethics and Metaphysics, Valour publishing venture, Ogbomosho |
BASCOM William, 1965. The Forms of Folklore : Prose Narratives, Journal of American Folklore 78 n° 307 : 3-20 |
BASCOM William, 1969. Ifa Divination: Communication Between Gods and Men in West Africa, Indiana University Press. |
BEIR, Ulli H., 1955. The Historical and Psychological significance of Yoruba Myths, Odu 1 (17-25) |
BEWAJI, J.A.I., 2007. Introduction to the Theory of Knwoledge : A pluricultural Approach, Hope Publication, Ibadan |
CAMARA, Sory, Gens de la Parole. Essai sur la condition et le rôle des griots dans la société malinké, ACCT-Karthala-SAEC, Paris, 1992 xxx |
Dupuis, Jacques, « Un problème de géographie médiévale : diffusion du maïs et traversée de l’Atlantique à l’époque précolombienne« , Les Cahiers d’Outre-Mer Année 1975 28-109 pp. 5-15 |
HAMPÂTÉ BÂ, Amadou, 1972 Aspects de la civilisation africaine. Présence africaine, Paris. |
HOUNTONDJI, Paulin, 1986. African Philosophy : Myth and Reality, Indiana University Press. Bloomington xxx |
Leroy, Jean-François, « Roland Portères : Professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle (1906-1974), Journal d’agriculture traditionnelle et de botanique appliquée Année 1974 21-10-12 p. 384 |
MEDEGNON, Désiré, 2009. « L’Anthropologie des savoirs : portée et limite de deux corpus de savoirs africains » Thèse de Doctorat, Ehess, Paris. xxx |
SPERBER, Dan, 1996. La Contagion des idées. Paris, Odile Jacob. |
TALL, Emmanuelle Kadya, “Dynamique des cultes voduns et du christianisme céleste au Sud-Bénin”, Cahiers des sciences humaines, Paris, vol. 31, n°4 :797-823. |
