
La romancière indienne Arundhati Roy, après le succès mondial de son premier roman, a décidé de rompre avec la littérature pour se consacrer à l’engagement politique. Mais pour quel type d’écriture ? Quelle est la part de la fiction dans l’essai ?
Arundhati Roy est une romancière, essayiste, et militante indienne de langue anglaise née en 1961 d’un père brahmane et d’une mère chrétienne dans le village communiste d’Ayemenem, au Kérala. Elle reçoit une formation d’architecte et écrit d’abord des scénarios de film avant d’écrire un premier roman, The God of Small Things, paru en 1997. Ce roman indien de langue anglaise connaît un succès mondial immédiat et reçoit le Booker Prize l’année de sa parution. Néanmoins, un an plus tard, Roy annonce quitter l’écriture romanesque pour se consacrer entièrement au militantisme.
Ce départ explique pourquoi le parcours littéraire de Roy est habituellement divisé en trois temps – celui de la gloire fulgurante avec le premier roman, suivi d’une période intermédiaire, généralement décrite comme le temps du militantisme et qui dure vingt ans, puis le deuxième roman, The Ministry of Utmost Happiness en 2017. Cette chronologie demande à être revue d’une part parce que Roy annonçait déjà en 2007 qu’elle préparait un second roman, et ensuite parce que l’auteure, dans son discours comme dans sa pratique, récuse cette séparation entre écriture de fiction et écriture militante. Ses récits de fiction sont traversés des questions qui hantent ses essais et produisent, dans leur manière même de traiter les langues et de réinventer le sensible, du politique. Roy dénonce par ailleurs l’usage trompeur du terme « écrivaine-militante » dans son essai « The Ladies have feelings » (février 2001) :
L’étiquette d’« écrivain-militant » censée rendre compte de mes activités professionnelles me fait doublement sourciller. D’abord parce qu’elle vise à diminuer à la fois les écrivains et les militants. Elle cherche à réduire les potentialités de l’écrivain, son ampleur, son envergure. Elle suggère, d’une certaine façon, qu’il est par définition trop veule pour faire preuve de la clarté d’esprit, de la rigueur, du raisonnement, de la passion du courage, de l’audace et, si besoin est, de la vulgarité que suppose une prise de position publique sur des questions politiques. Inversement, l’étiquette suggère que les militants se situent à l’extrémité la plus grossière, la plus raffinée du spectre intellectuel. Qu’ils sont des « preneurs de position » professionnels, et que, par conséquent, ils sont incapables de complexité et de subtilité intellectuelle, ne manifestant qu’une compréhension des choses primaire, simpliste et partisane. (« L’écrivain-militant » 2003, p. 196).
Dans ce portrait d’Arundhati Roy, je m’intéresse tout particulièrement à ses essais et à la « méthode » Roy d’une écriture pratiquant échos thématiques et formels entre fiction et non-fiction et nouant enjeux locaux et globaux. L’article analyse les difficultés liées à la position de Roy en tant que militante appartenant de naissance à la caste privilégiée brahmane et occupant par défaut une place parmi l’élite culturelle indienne écrivant essentiellement en anglais. Aussi, dans ce portrait, je m’emploie à analyser les réceptions globales et locales de l’auteure. Cette position soulève le problème du monopole de la parole critique et militante par l’élite. Au-delà d’un débat autour des questions de légitimité de la parole, les essais de Roy nous rappellent à la nécessité d’une distinction entre militantisme global, auquel elle appartient pleinement, et militantisme spécifique, qu’elle observe, documente, relaie et soutient de l’extérieur, mais aussi à la nécessité de leur convergences et jonctions.
Essais au bord de la fiction
En 1998, alors que l’Inde renouvelle son engagement dans la course à l’armement nucléaire contre le Pakistan, Roy annonce qu’elle cessera d’écrire des romans pour se consacrer à l’écriture militante et publie l’essai intitulé « La fin de l’imagination ». La thèse en est que la bombe nucléaire crée un état de menace perpétuelle et signe ainsi la fin de l’imagination critique et dissidente. De manière rétrospective, on ne peut s’empêcher de lire aussi dans ce titre l’annonce d’une autre fin (ou du moins d’une longue interruption), celle de sa carrière d’auteure de fiction : « Plus j’y pensais plus il m’apparaissait que si la notoriété était appelée à devenir mon quotidien, elle finirait par me tuer » (2003, p.25).
À aucun moment Roy ne récuse la portée politique de la fiction. Elle confirme d’ailleurs que Le Dieu des petits riens est « certes une œuvre de fiction, aussi engagée néanmoins que n’importe lequel de mes essais » (« L’écrivain militant », 2003, p.185). L’écrivaine avoue ne porter aucun crédit à une distinction d’ordre ontologique entre le fictionnel et le non-fictionnel et leurs effets sur le réel, et précise que la distinction qu’elle opère tient au rapport au temps que chacun des deux modes implique et tient à la technique empruntée pour raconter une histoire : « la fiction prend pour moi la forme d’une danse, alors que l’essai m’a été arraché par le monde souffrant et brisé dans lequel je me réveille chaque matin » (ma traduction). La marche évoque une action plus directe : « Je prône la circonspection. La discrétion, la prudence, la mesure, la subtilité, l’ambiguïté, la complexité […] Mais faut-il vraiment qu’un écrivain soit constamment ambigu ? […] N’est-il pas vrai, ou du moins théoriquement possible, qu’il existe des moments dans la vie d’un peuple ou d’un pays où le climat politique exige que l’écrivain le plus raffiné prenne ouvertement position ? (« L’écrivain militant » 2003, p.186).
La différence entre fiction et non-fiction chez Roy serait d’ordre formel et stylistique plutôt que thématique. À cet égard, Émilienne Baneth-Nouailhetas, dans sa contribution au volume Globalizing Dissent, note « une continuité idéologique remarquable qui lie sa seule œuvre de fiction avec le reste de ses essais » (ma traduction). Son dernier roman, The Ministry of Utmost Happiness, l’atteste à nouveau, notamment autour de la question de Cachemire, où l’on retrouve les traces d’un engagement remontant au moins au début des années 2000 lorsque l’écrivaine était partie auprès des insurgés indépendantistes cachemiris et s’était engagée auprès de Mohammed Afzal, condamné à la peine de mort suite à l’attaque armée contre le Parlement de Delhi en décembre 2001.
Inversement, ses essais ne sont pas de simples écrits de propagande et sont profondément marqués par des questions de style et de point de vue : « Il n’existe pas d’histoire unique. Seulement des points de vue différents. Ainsi, quand je raconte une histoire, ce n’est pas en idéologue désireuse de confronter deux idéologies également dogmatiques, mais en conteuse préoccupée de faire partager son point de vue » (« Voici venu septembre » 2003, p. 321-322). L’essai pour rester libre et demeurer une force alternative de proposition-création doit toujours s’écrire aux bords de la fiction : « Pour ma part, peu de choses ont le pouvoir de me terrifier davantage que l’idée suivant laquelle il existerait une charte immuable des devoirs et responsabilités de l’écrivain et de l’artiste […] Entraver leur essor, alourdir leurs ailes avec des principes de moralité et de responsabilité en vigueur dans la société où ils vivent, les ligoter à l’aide de valeurs préconçues, c’est réduire leur entreprise à néant » (« L’écrivain militant » 2003, p. 180).
Ses essais, même s’ils ne requièrent pas le temps beaucoup plus long de la fiction, ne sont pas écrits « à chaud » et nécessitent souvent des enquêtes sur le terrain de plusieurs mois, par exemple auprès des naxalites (membres de groupes révolutionnaires paysans marxistes, combattus en tant que « terroristes » par le gouvernement indien) dans « Walking with the Comrades » (2012) ou de la tribu des Dongria Kondh dans « The Greater Common Good » (1999). Ces temps d’immersion permettent à l’auteure d’éviter tout positionnement surplombant et d’inverser le rapport entre sujet écrivant et objet de l’enquête : « Les écrivains s’imaginent qu’ils empruntent leurs histoires au monde […] c’est l’inverse qui est vrai : ce sont les histoires qui empruntent leurs auteurs au monde […] Elles nous enrôlent. Elles insistent pour être racontées » (« Voici venu septembre » 2003, p.321).
Roy ne répond pas aux « crises », elle répond à leur instrumentalisation et à l’usage détourné du langage à des fins idéologiques. Elle propose par exemple une critique du discours du Progrès, ou ce que le penseur décolonial Arturo Escobar décrit comme l’idéologie « développementiste », dans l’essai « Énergie du pouvoir et pouvoir de l’énergie » (« Power Politics : The Reincarnation of Rumpelstiltskin » , 2001). Dans « Ben Laden, secret de famille de l’Amérique » [« The Algebra of Infinite Justice »] et « Guerre est paix » [« War is Peace »], Roy dénonce les destructions matérielles, sociales, psychiques, culturelles, provoquées par les guerres des États-Unis et de leurs alliés en Afghanistan et en Irak, et critique de l’usage euphémistique de termes comme « dommages collatéraux », « Opération Justice Infinie », et « Opération Liberté Perpétuelle ». Son engagement vise à dénoncer et réduire l’écart entre les mots et le réel, pour qu’un massacre ou un génocide, comme celui de milliers de musulmans dans l’état du Gujarat en 2002, soit bien reconnu comme tel.
