Qu’est-ce qui justifie qu’on décide à la majorité en démocratie ? Peut-on considérer qu’elle a raison et que la minorité a tort ? D. Mineur réfléchit aux fondements philosophiques d’une règle devenue, dans nos sociétés, si évidente.
« La démocratie, c’est deux loups et un agneau votant ce qu’il y aura au dîner. » Cette formule à l’origine incertaine (elle est souvent attribuée à Benjamin Franklin, mais semble beaucoup plus récente) a le mérite d’illustrer très nettement les limites de la règle de majorité — et d’une compréhension de la démocratie qui se réduirait au pouvoir du nombre. Elle exprime également de manière imagée la préoccupation fondamentale des pères fondateurs des démocraties modernes, à savoir le risque qu’un groupe d’intérêt suffisamment large puisse former une majorité et dominer la minorité, la privant de ses droits, de sa liberté, ou — crainte peu dissimulée par les élites de l’époque — de la jouissance de la propriété privée. Dans un tel scénario, un régime démocratique ne serait pas moins tyrannique qu’un régime autoritaire ; la dictature du plus grand nombre se substituerait simplement à celle d’un seul ou d’un petit nombre. En l’absence de limites au pouvoir des masses, ou d’une éthique du vote appropriée, selon les termes de Benjamin Constant cette fois, le « droit de la majorité est le droit du plus fort, il est injuste » [1].
Qu’est-ce qui explique dans ce cas le succès international et intergénérationnel de la règle de majorité ? C’est la question qui constitue l’arrière-plan du livre Le Pouvoir de la majorité, de Didier Mineur, qui offre un panorama historique impressionnant des débats philosophiques ayant entouré cette question de Platon et Aristote à nos jours. Le grand mérite de cet ouvrage est la combinaison de l’érudition historique avec une connaissance approfondie des débats contemporains. C’est assurément une qualité rare, et si elle peut rendre quelque peu impatient le lecteur curieux de découvrir la contribution de l’auteur aux débats normatifs actuels, elle éclaire ceux-ci d’un jour nouveau. On mesure la complexité de la question au nombre de philosophes de renom s’étant essayés à y répondre sans pourtant parvenir à le faire de façon pleinement convaincante. On perçoit également à quel point les deux camps qui s’affrontent aujourd’hui (les deux principales justifications normatives de la règle de majorité) étaient déjà bien définis au moment de la Révolution française.
Un principe intrinsèquement juste ?
D’un côté, on trouve la justification procédurale de la règle de majorité. Elle s’affirme dans le jusnaturalisme moderne autour de figures telles que Grotius, Hobbes, Locke et Pufendorf, donnant à la notion de consentement du peuple un rôle nouveau et absolument central dans la justification de la démocratie. La question qui se pose à eux est celle du contrat social, à savoir le passage de l’indépendance naturelle à l’ordre social et une certaine soumission de la volonté individuelle au collectif que ce contrat requiert. Or, pourquoi un individu accepterait-il volontairement de se soumettre au pouvoir de la majorité ?