En Afrique nous avons l’aliénation chevillée au corps et à l’âme. Le fait de nous déprendre de nous-mêmes, de nous tourner le dos, et de passer par les autres pour exister semble aller de soi. Bien qu’il prenne de l’âge, ce vice est pourtant historiquement situé ; il n’en a pas toujours été ainsi.
Mais le vrai problème n’est pas tant l’aliénation ni même le fait qu’elle nous semble aller de soi que la joie irrépressible et l’hubris qui affectent les adeptes du culte étrange de l’étranger. Quand vous considérez la performance rhétorique – quelle soit langagière ou graphique – de nos écrivains de la place, journalistes ou soi-disant communicateurs et que vous sentez que loin de vivre la médiation de la langue étrangère comme un pis aller, un moindre mal provisoire, au contraire, ils exultent de bonheur et de fierté d’afficher leur adhésion intime au code d’un ordre symbolique aliénant, alors vous êtes assailli par le sentiment que notre problème se trouve précisément dans cette joie. Joie de savoir de qui tenir, d’appartenir au groupe très sélect de ceux qui sont d’autant plus importants, d’autant plus intelligents qu’ils sont admis dans l’antichambre symbolique du Blanc.
L’aliénation est moins en cause que la joie des zombis, l’autosatisfaction replète dont ils font montre, l’automystification qu’ils assument avec frénésie et leur volonté contagieuse de mystifier les autres par cette joie impure et pathétique.
La chose est pareille dans d’autres aspects de notre aliénation, d’autres domaines du symbolique que nous avons cédés aux autres. La valorisation de la religion des autres est dominante dans nos sociétés. La joie de citer tel verset de l’Évangile ou d’une sourate est une seconde nature chez les érudits des religions du Livre. Partout des pasteurs ou des imams tirés à quatre épingles énoncent avec joie des certitudes et des platitudes érigées en vérités absolues. Ces références, bien qu’exogènes, paraissent tellement aller de soi dans l’esprit aliéné de l’Africain qu’il ne se pose pas la question de la référence à la religion de ses ancêtres ; pas plus qu’il ne se demande s’il existe d’autres peuples au monde aussi frappés d’aliénation que lui.
Est-il jamais entré dans la cervelle du soi-disant écrivain, ou comme dans le présent discours qui n’entend se payer d’aucune exonération, du beau-parleur de la langue du Blanc, est-il jamais entré disons-nous, la supposition hypothétique de l’inversion des rôles ? Par exemple, que se passerait-il si en France, tout le gratin de la pensée et de la culture françaises – écrivains, poètes, journalistes, étudiants, professeurs, etc. – et même l’homme ordinaire, étaient amenés, par la force des choses (de l’histoire) à parler le yoruba au lieu du français qu’ils ne sauraient ni lire ni écrire ? Iront-ils bien loin avec ce boulet sur leur esprit ? La France compterait-elle comme c’est le cas aujourd’hui parmi les grandes nations du monde ?
Et que dire si les Japonais, au lieu de vénérer leurs ancêtres à travers le culte shinto, rejettent celui-ci au profit des Sapata, Hêbioso, Ogu et autres voduns de chez nous ? Pensons-nous qu’ils auraient été capables d’émerger dans un monde où au départ ils étaient culturellement minoritaires et technologiquement inférieurs ?
Les réponses à ces questions tombent sous le sens.
En définitive la joie que nous éprouvons en plongeant dans le fleuve symbolique des autres est le courant dérivant qui nous porte à la noyade. Deux écrivains africains de renom nous montrent toutefois le chemin. Le fameux écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o, qui écrit en kikuyu, déplore que les intellectuels africains s’expriment en français ou en anglais, et non dans leur langue maternelle. C’est “une victoire pour le colonisateur” dit-il. Plus subtile est la démarche de Chinua Achebe. Avec sagesse et déjà dès ses premières œuvres, il a, tel un caméléon, navigué sur le fleuve symbolique occidental sans se laisser emporter par le courant dérivant de la joie impure de l’aliéné. Chinua Achebe a payé sa conscience du prix de son subtil mépris par le système de reconnaissance occidental. Ces deux exemples méritent d’être compris.
Adenifuja Bolaji