Face et Préface : Les Savants de la Colonisation

Contemporaine de l’impérialisme colonial la raison historique qui sous-tend les thèses évolutionnistes offre des justifications scientifiques à la colonisation et sa mission civilisatrice à peine identifiée la culture différente est niée. Simple survivance, elle exprime une rationalité morte et inférieure. La science sociale permet d’affirmer scientifiquement la supériorité des colonisateurs. Certes l’évolutionnisme sera progressivement remise en cause ; et au tournant de la seconde guerre mondiale un émient anthropologue comme André Leroi-Gourhan s’adressant à des étudiants en ethnologie pouvait déclarer :

« Et un jour vous partirez remplir votre mission. Que vous soyez fonctionnaire colonial, prêtre, médecin, ingénieur, commerçant ou simplement ethnologue, vous avez un rôle à jouer. Vous avez non seulement à servir la science, mais à accomplir une tâche d'importance capitale pour l'avenir de la colonisation ; vous avez à comprendre et à aimer l'indigène, vous avez à le faire comprendre et aimer des Français de la colonie et vous saurez sur place ce que ces mots représentent ; vous avez enfin à faire comprendre à tous les Français que l'Indochine, l'Afrique, la Nouvelle-Calédonie, les Antilles, Madagascar, c'est la France : qu'à l'heure actuelle c'est même la partie la plus importante de notre pays que nous ne pouvons pas vivre sans elle que nous serions encore sous à la botte si l'Afrique n'était pas restée française. Vous avez à faire comprendre aux Français que des : hommes de toutes couleurs vivent qui son d'autres Français et qui ont souvent plus de force patriotique et plus de respect national que nous-mêmes; J'ai connu la résistance indochinoise en France, j'ai vécu en maquis avec des Sénégalais et j ai eu à rougir parfois de la comparaison que mes hommes pouvaient faire entre l'image de la France et da réalité qui leur était administrée. Vous avez a travailler non pas sur des atomes ou sur des animaux domestiques mais sur cette matière infiniment respectable qu'est l'Homme et jamais vous ne devez oublier la mission d'interprète que vous avez à remplir. Vous l’accomplirez avec simplicité et avec foi en poursuivant votre idéal de vérité scientifique. »

Il est vrai que l’approche de la décolonisation puis sa réalisation entraîneront un bouleversement fatal. L’anthropologie entrera en crise. Elle verra sa bonne conscience bousculée par les assauts des nationalistes comme Césaire et Fanon. Les indigènes, comme le dit Gérard Leclerc¹, se transformeront en indigents, ce qui subsiste de diversité apparaîtra de plus en plus comme inégalité. Mais avant cette crise épistémologiquement et politiquement décisive, que d’approximations délirantes, que d’ethnocentrisme et de manichéisme dans le regard des premiers ethnologues autoproclamés qui auscultaient l’Afrique à travers le prisme de leurs fantasmes, de leurs préjugés tenaces et de l’intérêt bien compris de leurs nations. Par l’étude des péri-textes, ( Préface, Avertissements, Avant-propos, et Postface) nous présentons ici le cas de E. Foâ, l’un de ces pionniers de la bonne conscience occidentale, pseudo-savants de la légitimation de la domination coloniale.

foa

I

AVERTISSEMENT

Au lendemain de la campagne du Dahomey, au moment où la civilisation et l'influence européenne vont modifier les mœurs et les usages primitifs(1) de ce pays, il m'a semblé utile de réunir dans cette étude les observations curieuses(2) que j'y ai faite avant la conquête.
J'ai voulu faire connaître ce Dahoméen, barbare(3) et fier, auquel les grandes nations européennes n'inspiraient que le dédain(4) j'ai cherché à montrer que, oppresseur(5) ou opprimé, vainqueur ou vaincu, il a traversé les siècles et eu son histoire.
Nègre, mais d'une race particulière(6), il m'a paru intéressant à étudier au milieu des noirs qui l'entourent. Son gouvernement local, sa police, son organisation politique, désormais détruits, ses mœurs si curieuses(7) qui vont se modifier, méritaient l'attention de l'ethnologue(8) et une place, si modeste qu'elle soit, dans l'histoire africaine.
Aucun travail sur le Dahomey n'a été, je crois, aussi complet jusqu'à présent. Des relations brèves et superficielles, des récits fantaisistes avaient, à propos de la dernière expédition, éveillé la curiosité sans la satisfaire. J'ai cherché à combler cette lacune et j'ai ajouté
à mon étude quelques notes sur les peuples voisins du Dahomey, peuples qu'il a combattus ou conquis, et qui ont trouvé dans sa chute l'assouvissement de leurs haines séculaires.
De plus, pour compléter l'histoire du pays, j'ai donné la relation des expéditions françaises de 1891 a 1894.(9) Un chapitre est consacré au commerce, aux produits du pays et à son industrie, qu'un séjour de quatre ans m'a permis de bien étudier. Je l'ai fait suivre de conseils sur l'hygiène et la façon de vivre des Européens sous ces climats, afin de faire profiter de mon expérience ceux qui auraient le désir de se rendre dans notre nouvelle colonie.(10)
De même que les ethnographes, les voyageurs et les commerçants pourront ainsi trouver dans cet ouvrage des renseignements utiles.(11)
M. E. Levasseur, en écrivant la préface de ce volume, a ajouté à mon travail l'autorité de son nom. (12) Qu'il veuille bien recevoir l'expression de toute ma gratitude.
Je remercie sincèrement M. le docteur E.-T. Hamy des encouragements qu'il a bien voulu me donner pour mener à bonne fin cette étude, ainsi que mon éditeur, M. Hennuyer, pour le soin qu'il a apporté à la publication de mon ouvrage.
EDOUARD FOÀ.
Paris, juillet 1894.

Commentaire et critiques

L’auteur a fait le choix d’un avertissement à la sobriété remarquable. Mais cette sobriété cache des indices, des pistes et des leurres herméneutiques de son parti-pris raciste et de son antinégrisme délirant.

  1. « Les usages et mœurs primitifs » doit être compris ici non pas comme antérieurs, précédant les usages que l’ordre colonial va imposer, mais plutôt au sens d’inférieur, de rudimentaire, de sauvage, de barbare, de pervers, etc…
  2. « Les observations curieuses », euphémisme de barbarie et monstruosités, vont aussi dans le même sens
  3. Idem pour le « Dahoméen barbare » qui méprise l’Européen
  4. supra
  5. Et le fait qu’il est oppresseur ne fait qu’ajouter à sa barbarie
  6. Race particulière : nous sommes dans la vision essentialiste de l’autre, source de et motif d’une diabolisation fonctionnelle
  7. « Mœurs curieuses » ; la curiosité stigmatisée à mainte reprise réfère essentiellement la thématique du sacrifice humain et les rituels associés ; l’auteur entretient l’idée d’une spécification, comme s’il s’agissait d’un apanage exclusif du royaume du Danhomè, alors qu’à l’Est comme à l’ouest du Danhomè deux royaumes puissants  – Ashanti et Oyo – le pratiquent aussi. A l’instar des hérauts bien pensante de l’entreprise de colonisation, l’auteur ne s’interroge pas sur le sens de ces mœurs curieuses ni sur leur équivalent dans sa propre culture érigée en référent et norme absolus
  8. Ethnologue : entendre par ce mot plutôt Zoologue. Il n’y a qu’à voir le luxe de détail et le parti-pris réifiant de la description physique des êtres humains comme s’ils étaient des animaux. On n’a pas idée qu’il décrirait des Grecs ou des Polonais avec cette fureur réductrice sous le masque de bien pensant d’une science faussement objectivante
  9. Chronique d’une victoire annoncée, qui n’a pas attendu, les « fautes de Béhanzin » pour se mettre en branle ; car quelle que seraient la position du Danhomè, sa conquête faisait partie d’une volonté de domination programmée et inéluctable
  10. L’objectif pédagogique, la fourniture du mode d’emploi du butin
  11. Idem
  12. Recherche d’une légitimation scientifique, qui s’articule in fine avec la sobriété calculée du pré-texte. Comme on le verra l’Avertissement et la Préface traduisent la division du travail du leurre herméneutique

II.

PREFACE

Le royaume du Dahomey n'est plus; mais la contrée et sa population demeurent, placées sous l'autorité de la France, et le nom même subsiste officiellement en vertu du décret du 22 juin 1894, rendu sur la proposition du ministre des colonies, qui donne la dénomination de « l'ensemble des possessions françaises de la côte occidentale d'Afrique situées sur la Côte des Esclaves, entre la colonie anglaise de Lagos à l'est et le Togo allemand à l'ouest ».
Le livre de M. Foâ vient à point pour constater un certain état politique du pays, au moment où cet État cesse d'exister, et décrire son état ethnographique et économique au moment où la France en prend possession.
Le Dahomey, comme la plupart des régions de l'Afrique habitées par la race noire, était à peine connu, il y a une vingtaine d'années. Il suffit d'ouvrir la Géographie de Malte-Brun, ou même l'ouvrage de Ritter, et de les comparer avec la Géographie universelle d'Élisée Reclus pour mesurer le progrès de nos connaissances sur cette partie du monde durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Quoique les Européens trafiquassent depuis quatre siècles en Guinée, ils n'avaient guère accès que sur la côte, et ils ne possédaient que des idées vagues sur l'intérieur de la contrée, où peu d'entre eux avaient eu l'occasion de pénétrer.
M. Foâ a résidé dans le pays pendant quatre ans, du mois de juin 1886 au mois de mai 1890. Il l'a étudié sur place il en a parcouru certaines parties en chasseur ou en explorateur ; (1) il s'est trouvé en relation journalière avec les indigènes et il parle leur langue, ou du moins la langue nago, qui est la langue générale, comprise à peu près de tous (2); il a complété ses observations personnelles par la lecture des écrits publiés jusqu'ici. Il ne s'est pas mis en scène en écrivant des impressions de voyage; il a voulu composer sur le Dahomey un ouvrage dans lequel seraient exposés pour la première fois, dans un ordre méthodique, l'histoire des Dahoméens, leur ethnographie, leur état religieux et social, les productions et les ressources de leur pays, et il a réussi. Son livre est le plus complet qui existe sur ce sujet; il est très instructif, et il méritait de prendre place dans la Bibliothèque de l'Explorateur, à côté de la Bibliothèque ethnologique dont le savant et regretté M. de Quatrefages de Bréau a été le fondateur. Je ne referai pas, après M. Foâ, l'histoire de ce royaume du Dahomey qui était une singularité à quelques égards monstrueuse(3), même dans la civilisation rudimentaire de la race noire. Fondé par la ruse et la trahison (4)ce qui n'est pas une singularité en Afrique agrandi par une suite continue de guerres, enrichi par le pillage,(5) maintenu par la violence(6), il a été pendant deux siècles la terreur de ses voisins, (7) comme le roi était lui-même la terreur de ses sujets.(8) Le petit État de Porto-Novo a subi, depuis 1850, quatorze incursions des Dahoméens qui ont pillé ou incendié 60 de ses villages, lui ont tué plus de 2600 personnes et enlevé 7 200 prisonniers. Le corps des amazones, dont la création date de 1815 et dont la bravoure et la férocité ne se sont pas démenties jusqu'au jour de la chute, lui avait fait une réputation fantastique en Europe. Mais ce que l'Europe a été longtemps sans voir, c'est que cette puissance barbare était minée par des changements qui s'étaient produits dans le monde civilisé; tout guerrier, très peu agricole et nullement industriel, le peuple dahoméen vivait de rapines et surtout de razzias d'esclaves, métier lucratif quand il se trouvait dans les comptoirs de la côte des traitants européens toujours prêts à acheter cette marchandise, et à l'ancre des négriers pour la transporter en Amérique. Ce trafic n'a pas encore entièrement cessé. M. Foa nous affirme que le commerce des esclaves continuait sous main avec l'apparence d'engagements volontaires de cinq ans, et que c'était afin d'éviter que les Européens ne fussent témoins des embarquements nocturnes qu'on leur défendait a Whydah de coucher dans leurs factoreries de la côte.
Mais il est clandestin et sans importance. La source de la fortune du Dahomey est tarie depuis que la traite est interdite, ou plus exactement depuis que les colonies elles États d'Amérique ont aboli l'esclavage.(9) Abomey, capitale riche et florissante au siècle passé, était une ville déchue quand le général Dodds est venu l'assiéger.
Ce n'est pas un paradoxe de dire que dans les temps qui se sont écoulés de la découverte de l'Amérique jusqu'au milieu de notre siècle, l'Europe a fait plus de mal que de bien au pays des noirs. Elle n'y a pas créé l'esclavage, mais elle l'a rendu plus cruel.(10) Sans doute, il y avait des tribus qui mangeaient leurs prisonniers il y en a encore. Il y avait des captifs dont on faisait des esclaves; cet usage est encore général mais, dans la plupart des contrées de l'intérieur de l'Afrique, l'esclave de case est traité avec douceur, à peu près comme un membre de la famille; il paraît d'ordinaire se résigner il sa condition sans chercher à s'y soustraire par la fuite et se montre même attaché à son maître. C'est l'esclave de traite dont le commerce est odieux. La traite existait bien avant les voyages des Portugais, puisque les peuples de l'Asie et de l'Afrique méditerranéenne avaient des esclaves noirs au moyen
âge et même dans l'antiquité. Mais quel développement n'a-t-elle pas pris depuis que, sur toutes les côtes, les marines européennes, portugaise d'abord, puis espagnole, hollandaise,
anglaise, française et d'autres encore, sont venues à l'envi se disputer cette proie, ont fait renchérir les prix, ont excité la cupidité des vendeurs par les produis, eau-de-vie, armes, parures, qu'ils offraient à leur cupidité. M. Foà évalue, par hypothèse, à 2 millions le nombre des habitants que cet infâme trafic a enlevés à la Guinée en trois siècles, ce qui implique un nombre plus considérable d'existences sacrifiées dans les razzias et dans les transports jusqu'à la côte. Quelques villes, surtout des ports, s'enrichissaient par ce brigandage; mais l'intérieur du pays était désolé; les hostilités et les surprises d'une tribu à l'autre étaient rendues plus fréquentes. Je suis disposé à me ranger de l'avis de ceux qui pensent que la rareté de la population actuelle de certaines régions de l'Afrique, comme la Guinée et le bassin du Congo, est due principalement à cette cause. Les temps sont changés. Aujourd'hui, des esprits généreux prêchent une croisade contre l'esclavage et invitent l'Europe à délivrer le pays des noirs de ce fléau, qui, quelque douce que soit la servitude, est funeste à la civilisation. Leurs efforts sont dignes d'encouragement, et l'on ne peut pas dire qu'ils restent absolument sans résultat dans les parties directement soumises à une autorité européenne; ils sont néanmoins très loin d'aboutir, et l'esclavage domestique persistera bien longtemps en Afrique.
Le partage de l'Afrique, que la diplomatie européenne a décidé et réglé autour d'un tapis vert, pourra être comparé par les historiens de l'avenir à la bulle pontificale qui, au quinzième siècle, a partagé entre les Portugais et les Espagnols le monde païen à découvrir et à convertir; mais, comme cette bulle, il aura de grandes conséquences. Ce n'est ni le désir de convertir les noirs, sur lesquels les missionnaires, protestants ou catholiques, n'ont exercé jusqu'ici qu'une influence bien faible à côté de l'influence de l'islamisme, ni même le désir de suppri
mer l'esclavage qui a guidé les puissances, c'est la pensée de s'approprier un marché colonial. La manufacture européenne, que la science moderne arme pour produire beaucoup, se sent à l'étroit en Europe et craint la concurrence américaine elle a voulu s'assurer un débouché en Afrique. L'Angleterre, qui est la plus grande manufacture d'Europe, a été la plus ardente à se jeter sur cette proie, la plus avisée aussi et peut-être la moins scrupuleuse; elle s'est fait la part du lion. J'estime que les noirs, dont on a disposé sans leur consentement, n'auront pas
à regretter la tutelle qu'on leur impose leur civilisation est trop peu développée pour qu'ils aient pu s'organiser eux-mêmes en États durables, excepté dans le Soudan musulman, et le morcellement en petites tribus est une cause d'hostilités continuelles la sécurité leur manque. Leurs nouveaux maîtres pourront peu à peu la leur donner et en même temps les stimuler quelque peu au travail par l'attrait du commerce ce qui sera un bien si les marchandises corruptrices ne prennent pas trop de place dans ce commerce. (11) Si cet état de choses dure, il ne serait pas étonnant que la population de l'Afrique, dont la densité est faible, doublât en un siècle.
Le Dahomey fait aujourd'hui partie du lot de la France. Une maison française s'était établie à Whydah en 1843, à l'époque où le gouvernement de Louis-Philippe prenait possession de quelques postes sur la côte occidentale de l'Afrique; un traité de commerce avait été signé en 185i avec le roi du Dahomey; un autre traité, en i868, avait cédé à la France le petit territoire de Kotonou (600 mètres de côte), situé sur la frontière des royaumes du Dahomey et de Porto-Novo; en 1863, sur la demande du roi de Porto-Novo, qui avait peur des Anglais, la France avait accordé un protectorat auquel elle avait renoncé l'année suivante, et qu'elle n'a rétabli qu'en d882, sur les instances d'un autre roi. Les difficultés résultant de la situation géographique de Kotonou qui est enclavé dans le territoire dahoméen et qui est le débouché maritime de Porto-Novo, et la situation politique de Porto-Novo protégé de la France et
vassal du Dahomey ont amené des incursions du roi Glèlè, des négociations infructueuses, et finalement une guerre contre le fils de Glèlè, Béhanzin, qui s'est terminée par la destruction du royaume fondé par Aho au milieu du dix-septième siècle. (12) Le pays n'est ni très peuplé ni très riche. Les villes sont en décadence; les villages, en général misérables, malpropres et malsains malgré l'apparence riante que leur prête la végétation tropicale. La paix, pax augusta, lui rendra sans doute les habitants que la guerre et les « coutumes » avaient décimés.
Le commerce s'y développera assurément mais il ne faut pas s'exagérer les bénéfices qu'il procure ni se dissimuler les difficultés de la concurrence que se font aujourd'hui les Européens dans ces parages. Le gouvernement de la République a fait son devoir en donnant par les armes la sécurité à cette colonie, et il l'a agrandie par la conquête. Les Français sont certains d'y trouver protection à eux de savoir en profiter. (13)
La Guinée ne saurait devenir une colonie de peuplement. Elle est et restera un comptoir de commerce. Même à ce point de vue, M. Foâ, qui traite de folie l'intention d'aller s'établir dans le pays, n'est pas encourageant; mais il y a lieu d'espérer que certaines conditions s'amélioreront avec le temps, qu'un peuple chez lequel le tisserand fait à peine, en quatre heures de travail, 1 mètre d'étoffe de 15 centimètres de largeur, sera un client avantageux pour les fabriques d'Europe, et que la pénétration dans l'intérieur fournira plus ample matière à l'importation comme à l'exportation. (14)En tout cas, des « conseils aux Européens » qui ont été dictés à M. Poà par l'expérience, il y en a beaucoup à retenir, en particulier celui de ne tenter d'entreprise qu'avec « un fort capital »; il y a aussi à méditer ce fait, trop connu de ceux qui s'occupent de questions coloniales, que sur le territoire portant pavillon français, ce ne sont pas les négociants français qui occupent seuls la place, ni même qui occupent toujours la première place à Porto-Novo, il y avait, en d893, deux maisons françaises, trois maisons allemandes, une maison portugaise, et c'était un bateau à vapeur allemand qui faisait le service entre cette ville et Lagos.
Je répéterai, en terminant, une maxime que j'ai souvent eu l'occasion de citer en parlant d'agriculture, d'industrie ou de commerce « Aide-toi, le ciel t'aidera. » Les négociants n'ont pas, dans le cas présent, à se plaindre du ciel, je veux dire de l'action gouvernementale; qu'ils s'aident eux-mêmes. Le livre de M. Foâ les éclairera sur l'état des populations et sur les ressources naturelles du pays, qu'il est nécessaire de connaître pour entreprendre en connaissance des faits et pour bien diriger une affaire commerciale c'est pourquoi j'ai accepté de le présenter au public.
E. LEVASSEUR.

Commentaire et critique

(1) Lorsque l’ethnologue jette le masque et devient chasseur

(2) la langue nago qui donna lieu même à un petit lexique est la seule qui connut grâce aux yeux de notre ethnologue, un peu comme si allant étudier les Français on méprisa le français pour leur préférer le basque. Mais la raison en est simple. Foâ ne s’est intéressé au nago dont il connaît quelques dizaines de mots, que parce qu’il était la langue de ses porteurs et aides ; ceux qui s’étaient par intérêt abaissés à lui servir de chiens de garde de son exploration de chasseur pompeusement baptisée de « recherches ethnologiques » Dire que le nago était la langue générale comprise à peu près de tous au Danhomè est une contrevérité qui montre très bien le caractère subjectif limité et limitative et pour tout dire fantasque de la recherche de Foa

(3) Le thème de la singularité tératologique repris de façon explicite

(4) Stigmatisation éthique que l’on retrouvera dans l’histoire des Origines du Danhomè sous la plume fertile de Foâ lui-même

(5) Diabolisation fonctionnelle

(6) Idem

(7) Idem

(8) Idem

(9) Esclavage et sacrifices humains les deux monstruosités éthiques, sociales et culturelles qui justifient l’entreprise coloniale de civilisation des barbares. De fait, on assiste ici à une peinture sombre de l’Etat du Danhomè ; un pays en ruine du fait du tarissement de ses ressources. Et c’est à se demander quelle est la motivation concrète de l’entreprise coloniale, pourquoi elle s’intéresse à un endroit sans intérêt, sinon le pur altruisme humaniste qui pousse la civilisation supérieure française à apporter la lumière humaine et chrétienne à des peuplades de l’ombre

(10) Critique de la traite des Noirs ; au moment même où après avoir été l’une des dernières nations européennes à résister à son abolition, la France, à travers ses hérauts se fait fort d’emboucher la critique de la traite sans complexe, afin de montrer son option humaniste. La critique de la traite fait figure ici de concession dans le discours et de justification a posteriori du bien fondé de la démarche coloniale. Nous reconnaissons l’erreur, la bêtise et l’inhumanité de l’esclavage et de la traite, raison de plus pour éclairer ses sauvages et les arracher à leurs mœurs barbares

(11) Eloge du colonialisme

(12) Compte rendu par trop partiale et unilatérale des motifs de la guerre

(13) Eloge de l’action coloniale et perspective optimiste

(14) Le fantasme du commerce, et comparaisons culturelles et éthiques réductrices

 

III

Les Fons.
L'histoire des Fons est, d'un bout à l'autre, celle d'une nation guerrière et disciplinée. Ceux qui ont voulu s'opposer a l'accroissement de leur puissance ont été anéantis; les rois dont ils étaient les tributaires sont devenus leurs esclaves, et les peuples qu'ils ont combattus sont tombés pour ne plus se relever.
L'histoire des Fons antérieure au dix-septième siècle est inconnue il faut croire qu'ils n'existaient pas encore, car les premiers voyageurs en parlent comme d'un peuple dangereux mais faible et peu nombreux en 1698. D'après l'histoire indigène, on ne peut guère remonter que vers 1625. Mais laissons parler la tradition.
Au commencement du dix-septième siècle, les Fons avaient un roi nommé Dan Successeur de plusieurs princes qui avaient fait de la petite tribu des Fons un peuple déjà craint malgré sa faiblesse, Dan était respecté par ses sujets. Quand il prenait son arc de combat, les Fons étaient sûrs d'avoir au retour de nombreux prisonniers et un riche butin.
Toujours vainqueur à la guerre, toujours le premier dans l'action, il électrisait ses hommes les Fons triomphaient, même quand ils avaient l'infériorité du nombre.
Le pays devint rapidement riche et florissant sous son règne et, par conséquent, excita la convoitise de plus d'un voisin.
Vers cette époque, un nommé Aho, aventurier d'après les uns, prince d'Allada selon les autres, dévastait avec sa bande tous les pays environnants; il attaquait par surprise, pillait à la hâte et se retirait de même.
Aho vint un jour chez les Fons demander à Dan un morceau de territoire pour s'établir, disait-il, loin de son pays et des siens. Il faut croire qu'il n'avait, en réalité, aucune patrie.
Dan, craignant pour son pays le pillage et l'incendie, acheta sa tranquillité au prix de cette concession, et Aho s'établit chez les Fons, avec lesquels il vécut d'abord en très bonne intelligence. Le prince d'Allada ou plutôt l'aventurier, comme nous l'appellerons, prit peu à peu, sur le roi Dan, un ascendant considérable. Des cadeaux nombreux, des portions de territoire s'ajoutèrent à ce qu'il avait obtenu en premier lieu du monarque, et celui-ci finit par ne plus rien lui refuser.
D'un autre côté, Aho se rendait populaire parmi les sujets du roi Dan, et il eut bientôt un grand nombre de partisans chez les Fons. Le monarque ne mettant plus de bornes à sa bonté, l'aventurier se fit de jour en jour plus exigeant. Le pseudo-prince d'Allada, venu on ne sait d'où, voulait aussi avoir des ancêtres illustres à citer, des conquêtes et des victoires à raconter d'accord avec quelques courtisans qui lui étaient tout dévoués, il mit sur le compte des anciens princes d'Allada des aventures extraordinaires, où, toujours victorieux et chargés de butin, ses pères revenaient dans le pays, acclames et bénis par le peuple entier.
Le roi Dan laissait faire son favori il savait que les récits d'exploits du prince d'Allada étaient imaginaires, mais il ne prévoyait pas qu'un jour on y ajouterait foi, au détriment de son prestige.
A force de répéter un mensonge, on finit par y croire, et Aho lui-même s'imagina peut être qu'il était réellement le descendant d'une grande dynastie.
II y a parmi les objets sacrés des rois fons, même aujourd'hui, une cloche en fer', en forme de cornet, qui sert à proclamer, aux grands jours, les gloires de la monarchie. Cette cloche ne peut quitter le souverain; elle fait partie du trésor de la couronne ; personne autre que le roi ne peut s'en servir il l'emporte dans ses déplacements. C'est eu quelque sorte l'attribut du pouvoir.
Un jour où, devant le peuple assemblé, Dan faisait raconter, selon la coutume, l'histoire de ses ancêtres~ la fantaisie prit à l'aventurier d'entendre aussi proclamer les gloires fabuleuses des princes d'Allada, dont il avait forgé l'histoire. Se penchant vers le roi auprès duquel il était assis, il lui demanda effrontément la cloche en fer dont nous venons de parler.
Accorder au prince d'Allada ce qu'il demandait, c'était d'abord aller contre la coutume en prêtant un objet sacré que le roi seul peut utiliser; c'était aussi sanctionner devant tout un peuple une histoire qu'il savait fausse.
Cette fois, Aho avait dépassé les bornes; il blessait non seulement les usages, mais aussi l'amour-propre du roi, car il était déplacé de proclamer chez les Fons les exploits de princes étrangers et inconnus. Aussi, perdant patience, Dan lui répondit-il devant t'assemblée
« J'ai derrière moi tout un passé de droiture et de gloire, tandis que l'on ne sait pas d'où vous venez j'ai combattu loyalement pour l'indépendance de mon pays, tandis que vous avez semé partout le meurtre, le pillage et l'incendie. Je vous ai accueillis chez moi, vous et les vôtres, et ne vous ai refusé aucune des nombreuses faveurs que vous demandez à chaque instant, espérant vous voir ainsi suivre l'exemple du peuple fon, qui combat au grand jour mais n'assassine jamais dans l'ombre les femmes et les vieillards. Je vous ai donné un territoire, à vous qui n'en aviez pas; enfin j'ai fait de vous mon frère et mon ami. Aujourd'hui, vous me demandez un objet sacré que personne ne peut obtenir que mon successeur; demain vous voudrez régner à ma place, et bientôt vous {me demanderez mon ventre pour bâtir dessus votre maison »
Aho ne répondit rien, mais il se souvint, comme on le verra plus tard, de la réponse du roi des Fons. En attendant, il refoula les rancunes au fond de son cœur, songeant qu'il n'était pas encore assez fort pour accomplir ses projets, et il retira la demande qui avait failli lui enlever l'amitié de Dan. Ce dernier oublia vite cet incident et les bons rapports continuèrent entre les deux hommes comme par le passé, l'aventurier poursuivant l'exécution des projets qu'il avait formés depuis longtemps et pour la réalisation desquels il n'attendait qu'un certain nombre de partisans. Il s'était allié secrètement avec tous ceux qui, chez les Fons, avaient à se plaindre du roi, et il se fit peu à peu le chef de ce parti qui allait en augmentant de jour en jour et qui devait bientôt avoir le dessus sur l'autre.
Aho rêvait un grand royaume, des conquêtes sans nombre; il voulait une capitale qui fût digne de le recevoir avec ses richesses, car l'ambition n'avait pas de bornes chez lui. Le petit territoire du roi fon lui semblait mesquin, misérable; il ne comprenait pas que Dan pût vivre ainsi sans convoiter le bien des voisins, sans vouloir se l'approprier, sans au moins en tenter la conquête.
Le jour où il fut assez fort, il se sépara de Dan et son parti le suivit. Une scission s'opéra ainsi chez les Fons; ceux qui avaient été frères devinrent ennemis, ceux qui avaient combattu ensemble pour la même cause allèrent porter les armes les uns contre les autres.
Aho, dès qu'il eut quitté le roi Dan, lui déclara la guerre; il s'était retiré sur le territoire qui lui avait été concédé et, ses dispositions prises, il joua la partie qu'il avait préparée depuis si longtemps la conquête du pays des Fons et de son trône. Dan rassembla ceux qui lui étaient restés fidèles et marcha contre son ennemi. Malgré des prodiges de valeur, la victoire lui fut contraire favorisé par le nombre, Aho lui infligea sa première défaite.
Aho poursuivit sa campagne, lui toujours vainqueur, Dan toujours vaincu de désastre en désastre, Dan se retira dans sa capitale' où il perdit le peu qui lui restait de ses troupes et fut fait prisonnier par son ennemi.
Aho devint roi de
s Fons. Alors commencèrent les conquêtes qu'il avait rêvées et que lui et ses successeurs devaient réaliser. En peu de temps il annexa plusieurs petits territoires au sien et songea à choisir l'emplacement de sa capitale.
L'ayant trouvé, il commença à bâtir les murailles d'enceinte.
Le moment où il voulait se venger des Fons était venu. Un jour, devant le peuple entier qui travaillait aux fondations, il fit amener Dan et lui dit
« Vous m'avez donné un territoire, j'en ferai un immense royaume vous m'avez refusé votre cloche en fer, je l'ai prise et elle m'appartient de droit je règne à votre place. Aujourd'hui, comme vous le prévoyiez, je vous demande votre ventre, pour y bâtir, non ma maison, mais les murs de ma capitale. Nous l'appellerons Dan homê. »
Et, sur un signe du roi, le prisonnier fut décapité et son corps jeté dans les fondations. La capitale, seule, d'abord s'appela Danhomê, mais plus tard tout le royaume prit ce nom, et la ville, ayant été construite sur l'emplacement d'un village appelé Agbomé, fut le plus souvent désignée par cette dernière appellation. Plus tard, également, l'usage modifia la prononciation des noms primitifs, on fit Dahomey et Abomey

Commentaire et critiques

Dans cette version bien brodée de l’origine du nom Danhomè, Edouard Foâ raconte une histoire de conflit politique, plus que de dissension personnelle entre deux personnes, deux personnalités et deux partis d’un peuple, le parti de Dan le originel, et le parti de Aho l’usurpateur. Et les actes de violence qui s’ensuivront, fussent-ils criminels, ne seront pas ceux d’un individu isolé prit dans l’enchaînement irréfléchi de la passion ; mais d’acte longuement mûris et bien réfléchis d’un parti et de ses tenants, exécutés à froid avec malice et ruse. On est passé du prisme du crime passionnel sous lequel était donnée à voir la passion de Dan à la froide violence d’un coup d’État politique et militaire. Le caractère manichéen du conflit n’est plus spontané mais très structuré politiquement et éthiquement. D’un côté Dan est le parti de la stabilité, de la justice, de la morale, de l’humanité, de l’ouverture à l’autre, de la fraternité ; et de l’autre Aho est donné à voir comme l’aventurier, le flibustier, l’usurpateur, le cruel, celui qui rumine sa ruse et agit à froid, le sadique, l’inhumain, le partisan de la primauté de la force sur le droit.

Pourquoi une telle représentation de l’histoire originelle du Danhomè à la veille de sa conquête par la France, par un soi–disant ethnologue ? Eh bien, le but de la manœuvre est simple. Il s’agit d’une représentation fonctionnelle dont le but ou la fonction, comme l’œuvre de maintes ethnologues coloniaux est de justifier la conquête coloniale. L’air de dire, les gens que nous allons combattre sont des usurpateurs, et des ingrats, qui à leur origine se sont montrés sans foi ni loi, et du reste la cruauté inhumaine de leur mœurs actuelles en porte foi. Ces gens-là méritent d’être conquis, car ce n’est qu’un juste retour de leur faute originelle. De la part d’une civilisation d’essence chrétienne on est dans la thématique prégnante du péché originel. Cette représentation manichéenne fonctionnelle de l’histoire des origines du Danhomè va de pair avec le délire raciste et antinégrite qui imprègne et traverse cet ouvrage d’un bout à l’autre

IV Texte sans commentaire

Le passage ci-dessous qui traite soi-disant de l’Intelligence du Nègre et plus précisément du dahoméen, se passe de commentaire sous l’angle du délire manichéen du racisme et de l’antinégrisme. On pourra s’étonner que sous cet angle  l’auteur accorde volontiers la capacité d’intelligence aux Nègres alors que par ailleurs il dit qu’il est le dernier échelon entre l’homme et le singe. L’auteur cite à l’appui de cette certitude des exemples de Noirs instruits dans le système colonial anglais, sans remarquer que ce pragmatisme humaniste anglais, ajouté à la longueur d’avance que l’Angleterre détient sur une nation engagée en Afrique comme la France sur la question de l’abolition de l’esclavage sont autant d’éléments de démarcation du style et de la philosophie de l’homme qui sont à mille lieues des beaux discours, domaine où excelle la France. Mais le paradoxe qui consiste à accorder aux Noirs une capacité d’intelligence égale à celle du Blanc, alors qu’on dit par ailleurs  de ceux-là qu’il sont congénitalement inférieurs à ceux-ci, est simple à expliquer. En fait, il s’agit de justifier l’œuvre coloniale dans sa mission de modification de l’esprit du Noir. La justification du bien fondé de l’entreprise de Civilisation qui serait au principe de l’entreprise coloniale

 

CHAPITRE II
CARACTÈRES INTELLECTUELS.

Caractère du Noir en général, – l’intelligence chez lui, son développement, ses dispositions.
Caractère du noir en général. L'intelligence chez lui, sou développement, ses dispositions. La numération. Les langues. Décomposition du temps.
Le caractère du noir, en général, est très difficile à définir. Il déroute souvent l'observateur, et l'impression qu'il produit n'est pas bien nette. Nous trouvons le noir, au premier abord, nous Européens, astucieux, hypocrite et menteur, par rapport à nos mœurs. 11 mérite un plus profond examen non que le résultat d'une longue étude doive donner une meilleure idée de son moral, mais parce qu'il faut l'approfondir pour le juger.
Nous voyons le noir ou plutôt nous voudrions le voir sous le même jour que nos semblables d'Europe; nous nous sommes fait, dans nos mœurs, une idée spéciale de ce que comportent la fausseté ou la franchise, l'égoïsme ou la générosité, ainsi qu'une foule d'autres caractères moraux que nous appelons qualités ou défauts parmi nous.
Lorsque nous arrivons au milieu de gens que l'on appelait hier des sauvages, nous ne songeons pas à la distance qui nous sépare d'eux au point de vue moral, et nous les comparons immédiatement à notre modèle du caractère civilisé.
Nous avons été élevés avec soin on a guidé notre esprit dès notre âge le plus tendre en cherchant n développer en nous ce qu'on appelle des qualités; le noir, lui, a poussé comme la mauvaise herbe, sans soins et sans conseils. S'il a une idée du bien ou du mal, c'est la nature qui la lui a donnée ses bons ou mauvais instincts se sont développés au hasard ses parents ont pu penser jusqu'à un certain point à son bien-être physique, mais ils ont laissé à son bon sens le soin de former son caractère. De là des mœurs, des idées, des usages forcément différents de ce que nous connaissons, qui demandent des définitions spéciales, et qui ne permettent pas de juger le caractère du noir par simple comparaison.
Si, au contraire, à ce même point de vue, nous comparons le moral du noir à celui que nous exigeons de nos semblables, nous lui trouvons forcément tous les défauts et très peu de qualités. Examinons le Dahoméen, par exemple, qui est le pire des nègres de la Guinée.
Il est astucieux et hypocrite, parce que, dès son âge le plus tendre, il lui a été défendu de dire ce qu'il pensait. D ans le pays où il vit, il ne faut jamais obéir à l'impression du moment; on vit sous le coup d'une continuelle terreur; on ne sait jamais si le lendemain on verra se lever le soleil. Le souverain, le fétichisme, la police du pays, tout force le Dahoméen à réfléchir à ce qu'il dit, à ce qu'il fait, dans les moindres détails. Chacun a ses ennemis en ce monde et peut être perdu par un mot imprudent. De là l'habitude prise dès l'enfance, sous l'exemple de parents, de tromper, parce que c'est l'usage et parce qu'on est trompé soi-même. Avec la pratique, on finit par comprendre la vérité aussi clairement que si elle était dite. La dissimulation dans le langage n'est qu'une formule de convention et on lit entre les mots, avec l'habitude, comme entre les lignes d'un écrit.
Admettons qu'un Dahoméen vienne dans un magasin exprès et de fort loin pour acheter une pipe il commencera par marchander dix objets différents en ayant l'air de s'y intéresser très vivement il discutera du prix avec toute la ténacité d'un acquéreur besogneux et avare, mais avec l'intention bien arrêtée à l’avance de ne rien acheter. Il arrivera ensuite, et comme accidentellement, à ce qu'il désire il en parlera avec une indifférence affectée et comme si c'était sans importance pour lui. Cet exemple peut s'appliquer à tout et dans tout et dans tous ses actes. Celui qui vivrait longtemps avec lui et l'étudierait avec soin devinerait bientôt sa pensée et la comprendrait aussi clairement que s'il allait droit au but.
La forme même de son langage se ressent de sa façon de penser. Il est ainsi en tout et pour tout avec ses semblables, comme avec les étrangers. Il causera longtemps de choses sans importance, et si la conversation n'a pas offert de tournure propre à placer accidentellement sa phrase, il s'en retournera plutôt que de vous dire pourquoi il est venu ; il recommencera ainsi dix fois avec un calme et une patience parfaite et sans se décourager. Si vous le devinez, il nie faiblement avec un sourire qui est une adhésion et qui vous le rend encore plus antipathique.
Il est menteur parce que le mensonge est le complément nécessaire de l'hypocrisie et que l'habitude en est enracinée chez lui. Il est également voleur avec l'Européen parce qu'il le considère comme l'ennemi et tout ce qu'il lui vole est autant de pris sur lui.
Tel est le type général du caractère dahoméen, nago, popo, minah; peut-être est-il plus prononcé chez le premier, mais tous plus ou moins se ressemblent sous ce rapport.
En dehors de ces caractères marquants, on remarque un grand défaut de sensibilité morale chez les noirs. Ils sont, par suite, d'une insouciance qui révolte. Quelle que soit leur infortune, ils chantent ou dansent comme des gens heureux. Ils ne connaissent ni l'affliction ni la peine; l'approche de la mort chez un des leurs n'arrive même pas à remuer chez eux la fibre endormie ou plutôt détruite. Cela ne les empêche pas de se prodiguer en paroles, justement parce qu'ils ne sentent rien, toutes sortes de compliments de condoléance, d'encouragement, de bienvenue ou de félicitations dont ils ne pensent pas un mot. Le ton et la façon dont ils échangent ces phrases toutes faites montrent qu'elles ne viennent que des lèvres. Il en est de même lorsqu'ils se demandent mutuellement de leurs nouvelles; ils savent fort bien que ce n'est de part et d'autre qu'une simple formule de politesse. Il y a ainsi une sorte de cérémonial consacré par les usages et qui est suivi dans toutes les classes.
Nous avons passé plusieurs années au milieu d'eux jamais nous n'avons vu la mère embrasser son enfant. Nous savons que l'action d'embrasser avec les lèvres est une invention de la civilisation Pc qu'elle est ignorée de tous les peuples primitifs. Mais les animaux eux-mêmes trouvent moyen de manifester de mille façons leur tendresse à leurs petits. A défaut d'actions, la négresse pourrait au moins parler à l'enfant, lui prodiguer ces petites flatteries que la mère trouve pour l'occuper, pour l'habituer au son de la voix. Il n'en est rien; on le laisse dormir ou veiller, jouer avec ce qu'il trouve; s'il apprend à parler, ce ne sera qu'en entendant les conversations autour de lui aussi parlera-t-il très tard. S'il tombe, on le relève; s'il pleure, on le berce dans les bras pour le faire cesser. Les enfants sont soignés physiquement, c'est-à-dire qu'on évite qu'ils roulent dans un fossé, qu'ils se jettent dans le feu ou tombent dans un puits, voilà tout; mais aucune affection, aucune sollicitude n'inspire les soins qu'on leur donne.
La colère est un sentiment qui se manifeste rarement chez le nègre. Lorsqu'il s'y abandonne, c'est toujours avec ses semblables. ll est, avec le blanc, d'une patience, d'un calme que rien ne peut troubler et qui a pour but ou pour résultat d'exciter davantage notre exaspération dont il rit sous cape. Plus nous enrageons, plus il jubile. Si on le bat légèrement, il affecte de ne pas le sentir et garde sur les lèvres un sourire mêlé de bêtise et d'astuce. Il n'est pas très rancunier ou du moins il ne le montre pas; pourtant il a une excellente mémoire et se rappelle pendant des années et fort e
xactement des détails que nous remarquons à peine. La paresse du noir est excessive; elle est la cause de l'existence qu'il mène, du peu de développement de son industrie, de sa misère enfin. Il n'y a pas de dicton plus menteur et plus faux que celui qui dit « Travailler comme un nègre. »
Le noir ne travaille que par nécessité et pour gagner ou obtenir sa nourriture. Dès qu'il a de quoi manger pour deux jours, il passe ce temps dans sa case, fumant étendu sur une natte et dormant la moitié de la journée 11 sait fort bien que, s'il voulait, il pourrait amasser quelques économies qui lui permettraient d'agrandir sa case, de se nourrir à sa guise, de satisfaire même à des caprices, mais il ne veut pas, il n'a pas la force de vouloir. Lorsque la faim se fait sentir et qu'il n'y a plus rien à manger chez lui, il retourne au travail, gagne encore quelque chose et s'arrête de nouveau dès qu'il a assuré son existence matérielle pendant quelques jours. S'il est cultivateur, il travaille juste le temps nécessaire pour ne pas manquer la saison propice à sa récolte et donne à sa terre les soins strictement indispensables; dès qu'il a semé, il ne fait plus rien il attend.
Les commerçants européens sont loin d'obtenir des indigènes tous les produits du pays ils ne reçoivent qu'en raison directe des besoins des indigènes. En admettant que ceux-ci n'eussent envie de rien pendant un mois, le commerce se trouverait suspendu. Pendant la saison, ils récoltent plus ou moins de produits selon leur caprice et laissent pourrir le reste au pied des arbres sans profit pour eux ni pour les autres. Il en est de même de tous les métiers. Le noir n'y voit qu'une source de nourriture. L'avenir est pour lui de peu d'importance; il n'y pense pas. Sur ses vieux jours, lorsqu'il n'a plus la force de travailler, il meurt de faim et de misère, sans secours ni appui. Il n'a jamais secouru ses semblables et sait qu'il n'a rien à attendre
d'aucun d'eux. D'un autre côté, si le noir a des défauts, il reste beaucoup à dire sur son intelligence. Quoique, au point de vue anthropologique, il soit reconnu qu'il occupe le dernier échelon entre l'homme et le singe, par le peu d'ouverture de son angle facial, le nègre a pourtant une intelligence très développée. Il comprend et raisonne aussi bien que peut le faire l'Européen il a prouvé déjà que, sous ce rapport, il n'a rien à lui envier. Depuis que la civilisation a pénétré dans ces contrées, on voit tous les jours des exemples des aptitudes intellectuelles de la race noire.
En 1821, un enfant nago, du nom d'Adjaë, était enlevé du village d'Oschougoun, dans le Yorouba, à la suite d'une razzia où la plupart des habitants furent tués et faits prisonniers par le Dahomey. Vendu à des mahométans comme esclave, il passa de main en main et arriva un jour à Sierra-Leone, où des missionnaires l'adoptèrent, le baptisèrent et lui donnèrent quelque éducation. En 1829, il était à même d'occuper le poste de vicaire évangélique et fut chargé d'accompagner la première expédition au Niger sous le nom de Samuel Crowther. Sur sa demande, il fut ensuite envoyé en Angleterre et compléta ses études au collège missionnaire de l'église à Islington. Après une deuxième expédition au Niger, dont il publia, en anglais, une relation très remarquable, il fut chargé des fonctions d'instituteur et de missionnaire dans les nouvelles stations établies sur le fleuve. Pendant son séjour et en dehors de ses fonctions, il publia en nago plusieurs ouvrages littéraires et enfin entreprit le travail qui l'a rendu célèbre, la traduction de la Bible en nago. Nommé évêque en 1867, il fut le premier prélat de sa race et de sa couleur. En 187S, le gouvernement anglais, songeant à permettre aux noirs d'exercer leur intelligence, créa à Sierra-Leone, chaque année, deux bourses destinées aux meilleurs élèves indigènes désireux de compléter leurs études en Angleterre et d'embrasser une carrière qui leur convint.

L'exemple fut suivi dans les colonies anglaises de la Côte d'Or, de Lagos. Grâce à cette utile institution, beaucoup de noirs ont pu sortir des limites étroites de l'instruction donnée habituellement dans les pensionnats locaux dirigés par les missions. On compte aujourd'hui à Lagos, à Sierra-Leone, sur la Côte d'Or, de nombreux lauréats des universités anglaises. Il y a des avocats, des juges de paix, des fonctionnaires du gouvernement, dont les parents pensaient faire, il y a quelque vingt ans, des soldats dahoméens ou de simples laboureurs.
Plusieurs médecins sont venus ensuite, par la façon dont ils s'acquittaient de leurs fonctions, enlever aux docteurs européens leur clientèle blanche. L'un d'eux, en 1888, découvrit, à Lagos, le traitement de l'accès hématurique bilieux auquel jusqu'alors tous les blancs atteints avaient succombé. Grâce à lui et à sa découverte, bien des Européens ont été sauvés, qui ne devaient jamais revoir leur patrie.
Et l'on pourrait ajouter des milliers d'exemples de cette intelligence du noir, si vive lorsqu'elle a été cultivée. On assure qu'ils mordent aux sciences mieux que nous, étant d'un naturel plus calme et ne se laissant pas distraire de leurs études lorsqu'ils les entreprennent.
Il faut admettre que l'intelligence du noir est égale à la nôtre comme conception mille preuves en sont données tous les jours. Il ne résulte pas de cela que nous mettions le noir au même niveau que l'Européen au point de vue de l'énergie et de l'esprit de suite, ce complément, ce moteur de l'intelligence. Là, il est inférieur à la race blanche il ne peut lutter.
Tant que c'est une question d'études, le noir fait comme nous mais lorsqu'il faut mettre toutes ces facultés en pratique, surmonter des obstacles, résister au découragement, faire preuve enfin de cette force morale qui met notre race au-dessus de toutes les autres, le noir n'est plus à compter. Placez-le devant une table quand son instruction est parfaite; il résoudra théorique-
ment les problèmes sociaux les plus difficiles. Lancez-le, au contraire, en face de ces difficultés qu'il a su prévoir et trancher sur le papier, dans ces mille résistances que rencontrent ceux qui ont un but élevé et qui donnent leur vie pour triompher dans la science pratique, la politique ou les questions sociales, il sombrera, découragé, fini, au premier échec.
Dans un autre ordre d'idées, alors même que sa vie en dépend, le noir ne sait pas surmonter cette inertie qui domine, aux moments critiques, jusqu'à son intelligence.
Dans l'expédition du Niger, la première que firent les Anglais, six noirs et un Européen s'échappent d'une razzia ennemie et s'enfuient à travers les bois après trente-six heures de privations, sans espoir de trouver leur nourriture, les noirs se jettent à terre et refusent de continuer les recherches dans le but de découvrir un village, une habitation ou une nourriture quelconque. Malgré toutes les exhortations du blanc, ils refusent de marcher. L'Européen ne perd pas courage; seul, il continue sa route, chancelant, poussé par la ferme volonté de sauver son existence; il marche. Le troisième jour, au matin, il tombe évanoui, revient à lui-même, se relève et continue ses recherches; il ne marche plus, il se traîne. Se raccrochant à la vie, comme le naufragé à l'épave, sa volonté seule le soutient encore; enfin, il arrive à la porte d'une case, après quatre-vingt-deux heures de faim, de soif, sous les rayons mortels du soleil d'Afrique; il est sauvé.
Telle est la différence de tempérament entre le blanc et le noir; intelligents tous deux, mais différant essentiellement par ce complément de l'intelligence qui s'appelle la volonté puissante et l'énergie.
Il est aussi à remarquer qu'avec une instruction sérieuse, les mauvais principes du caractère noir disparaissent. Au frottement de la civilisation, entouré en Europe de gens qui disent leur façon de penser, au moins généralement, le nègre perd bien des mauvais côtés de son caractère. Comme il a le même savoir, il ne montre plus dans les rapports sociaux cette méfiance instinctive de l'indigène, laquelle dénature tout ce qu'il fait et ce qu'il dit.
En somme, l'instruction le change totalement et, par-dessus tout, l'éloignement de ses semblables. Car sur la côte d'Afrique, chez eux, les noirs ne mettent à profit que par son mauvais côté l'instruction donnée par les missionnaires. Dans cette limite d'éducation, le noir devient encore bien plus dangereux il a gardé tous ses mauvais instinct sous un semblant de vernis que lui donne une instruction élémentaire. Il se sert de ce qu'il a appris pour mieux tromper et mentir. De plus, il devient orgueilleux de sa légère supériorité et se rend ainsi encore plus antipathique.
Toute la peine que se donnent les missionnaires dans l'accomplissement de leur tâche philanthropique a malheureusement pour résultat de faire des hypocrites à moitié instruits, bien plus à éviter que le nègre ignorant.
Mais revenons à ce dernier, et voyons comment il supplée dans ses besoins à certaines connaissances indispensables qui lui manquent. (…)

Binason Avèkes

¹Anthropologie et colonialisme, Éditions Fayard, 1972

Edouard Foâ, Le Dahomey : histoire, géographie, mœurs… expéditions françaises 1891-1894

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