
1. Un événement contemporain qui réactive une mémoire ancienne
La tentative de coup d’État survenue le 7 décembre 2025 au Bénin — marquée par des attaques ciblant des hauts responsables militaires et l’occupation momentanée de la télévision nationale par les putschistes — a été rapidement maîtrisée grâce à la réaction du pouvoir, appuyée par l’intervention de la France s/c du Nigeria.
Si elle a échoué, cette tentative rappelle que l’histoire politique du pays, anciennement Dahomey, a longtemps été marquée par une forte instabilité institutionnelle. Avant de devenir un modèle démocratique en Afrique de l’Ouest, le Bénin fut en effet l’un des pays les plus secoués par les coups d’État au lendemain des indépendances.
Retracer cette histoire permet de comprendre à la fois les dynamiques anciennes des renversements militaires et les ressorts sociaux et politiques du putsch avorté de 2025.


2. Historique des coups d’État au Dahomey/Bénin (1963–1972)
1963 — Le coup d’État de Christophe Soglo contre Hubert Maga

Premier coup d’État du Dahomey indépendant. Face à une crise gouvernementale profonde et aux rivalités régionales exacerbées, le chef d’état-major Christophe Soglo renverse le président Hubert Maga. Il instaure un gouvernement provisoire visant à restaurer l’ordre.
1965 — Deuxième intervention de Soglo
Le régime présidentiel collégial confié à Sourou-Migan Apithy et Justin Ahomadégbé- dégénère en blocage politique. Soglo intervient à nouveau, déposant les deux dirigeants et reprenant le contrôle du pays.
1967 — Coup d’État du lieutenant-colonel Maurice Kouandété contre Soglo

Jeune officier du Nord, Kouandété renverse Soglo, accusé de dérive personnelle. Toutefois, les partenaires étrangers, notamment la France, pays colonisateur, refusent de reconnaître son pouvoir. Il doit confier l’État à un autre militaire.
1967–1968 — Régime du colonel Alphonse Alley et tentative de coup de Kouandété
Nommé à la tête de l’État, Alphonse Alley est à son tour visé par une tentative de renversement menée par Kouandété en 1968, qui échoue. Les tensions internes persistent au sein de l’armée.
1969 — Renversement du président Émile Derlin Zinsou
Zinsou, un civil choisi pour stabiliser le pays, est renversé par Kouandété, cette fois avec succès. Ce putsch révèle l’incapacité des autorités civiles à domestiquer l’armée.
1970 — Compromis politique et gouvernement tripartite
S’ensuit un compromis inédit : un « Conseil présidentiel » tournant réunissant Maga, Apithy et Ahomadégbé. Mais cet accord fragile ne résout ni les rivalités régionales ni la méfiance des militaires.
1972 — Le coup d’État décisif du commandant Mathieu Kérékou

Le 26 octobre 1972, Kérékou met fin au régime tripartite, dissout les institutions et instaure un pouvoir militaire centralisé. Ce coup marque la fin de la longue série de renversements du Dahomey et ouvre une ère de gouvernement autoritaire, plus tard converti au marxisme-léninisme.
Après 1972, aucun coup d’État ne survient pendant près d’un demi-siècle, jusqu’à la tentative avortée de 2025.
📌 Synthèse chronologique avec auteurs principaux
| Date | Auteur(s) | Résultat |
|---|---|---|
| 28/10/1963 | Christophe Soglo | Réussi – chute de Maga |
| 22/12/1965 | Christophe Soglo | Réussi – chute d’Apithy/Ahomadégbé |
| 17/12/1967 | Kouandété & Alley | Réussi – chute de Soglo |
| 17/07/1968 | Maurice Kouandété | Échec – compromis → Zinsou |
| 10/12/1969 | Maurice Kouandété | Réussi – chute de Zinsou |
| 23/02/1972 | Maurice Kouandété | Échec |
| 26/10/1972 | Mathieu Kérékou | Réussi – Conseil présidentiel renversé |
| 1977 (attaque) | Mercenaires (Bob Denard) | Échec |
3. Analyse sociologique générale : armée, régions et élites en compétition
Les coups d’État dahoméens ne relevaient pas uniquement d’ambitions individuelles. Ils étaient le produit d’un ensemble de logiques sociales profondes :
3.1 Une armée jeune, fragmentée et sensible aux réseaux personnels

L’armée du Dahomey des années 1960 était composée d’officiers issus de régions différentes, souvent promus rapidement après l’indépendance.
Les solidarités ethno-régionales jouaient un rôle déterminant : certaines garnisons étaient identifiées à des blocs régionaux, ce qui facilitait les mobilisations internes en cas de crise.
3.2 L’opposition Nord–Sud comme matrice de rivalités

L’espace politique était structuré par une opposition héritée de la période coloniale :
- des élites administratives et commerçantes majoritairement originaires du Sud ;
- des élites militaires et rurales davantage présentes dans le Nord.
Les coups d’État ont souvent reflété ces tensions, les militaires du Nord se sentant exclus du partage du pouvoir civil dominé par le Sud.
3.3 Des élites civiles divisées et incapables de gouverner ensemble

Les gouvernements successifs furent paralysés par les rivalités personnelles entre leaders politiques, chacun tentant de s’appuyer sur un clan régional ou un segment de l’armée.
Cette instabilité a ouvert des fenêtres d’intervention militaire répétées.
3.4 Une absence de légitimité institutionnelle durable
Ni l’armée, ni les civils, ni les chefs régionaux ne parvinrent à créer un consensus national solide. Cette vacuité a favorisé les renversements successifs.
4. Facteurs contemporains (2025) : frustrations, exclusions et coalition d’intérêts
La tentative de coup d’État de 2025 ne s’aligne pas mécaniquement sur les logiques anciennes. Elle révèle au contraire un malaise contemporain dont les racines plongent dans la gouvernance des dernières années.
4.1 Concentration du pouvoir et rétrécissement des espaces politiques

Le président Talon a modernisé l’économie, mais au prix d’une centralisation du pouvoir et d’un affaiblissement des contre-pouvoirs :
- réformes partisanes excluant de nombreux acteurs,
- opposants exilés ou emprisonnés,
- élections préparées dans un contexte d’exclusion,
- modifications constitutionnelles perçues comme instrumentalisées.
Ce durcissement nourrit un sentiment d’injustice et d’étouffement politique.
4.2 Tarissement des rentes : rupture d’un équilibre implicite

En asséchant les circuits de corruption et en rationalisant les finances publiques, le régime a privé plusieurs groupes d’une source informelle de revenus :
- politiciens,
- intermédiaires administratifs,
- officiers,
- entrepreneurs locaux.
Le phénomène génère une frustration collective, non idéologique mais puissante, propice aux alliances opportunistes.
4.3 Ressentiment régional renouvelé : la question nordique actuelle
La perception que le pouvoir est monopolisé par des élites du Sud, combinée à l’idée que le successeur potentiel de Talon proviendrait aussi du Sud, ravive des tensions régionales anciennes.
Dans un contexte où certaines zones du Nord se sentent coupées des bénéfices du développement national, ce sentiment d’exclusion devient un facteur politique majeur.
4.4 Une coalition d’intérêts hétérogène
La tentative de 2025 apparaît comme l’œuvre d’un groupe réduit mais inscrit dans un climat plus large :
- anciens alliés frustrés,
- opposants exclus,
- acteurs économiques déstabilisés,
- militaires hostiles à la récente centralisation du commandement,
- segments régionaux s’estimant négligés.
Il ne s’agit pas d’un projet cohérent, mais d’un alignement temporaire d’intérêts contrariés, caractéristique des contextes où le pouvoir verrouille l’espace politique.
5. Conclusion : un épisode qui éclaire plus qu’il ne renverse
La tentative de coup d’État de 2025 ne signifie pas une réactivation mécanique du passé tumultueux du Dahomey. Le Bénin reste un pays où les institutions sont ancrées et où la société civile demeure vigilante.
Mais cet événement révèle :
- la persistance de fractures sociologiques anciennes — régionales, militaires, élitaires ;
- les tensions nouvelles nées d’une gouvernance perçue comme exclusive ;
- la possibilité d’actions spectaculaires lorsque les canaux d’expression se rétrécissent.
Il s’agit d’un avertissement politique plus que d’un basculement. Un rappel que toute démocratie, même consolidée, doit continuellement entretenir ses équilibres et offrir des espaces de participation, sous peine de voir resurgir les fantômes silencieux de son histoire.
Adenifuja Bolaji
