Au-delà du phonocentrisme : pour une réévaluation des rapports entre écrit et oral

P.B. Kofi Aplogan


Depuis Jacques Derrida, la réflexion sur le langage en Occident s’articule souvent autour de l’opposition entre parole et écriture. Dans De la grammatologie, il dénonce le phonocentrisme, c’est-à-dire la valorisation traditionnelle de la parole comme vecteur immédiat de la pensée et de la vérité, par rapport à l’écriture, considérée comme secondaire, artificielle ou distante. Cette critique, nécessaire pour dévoiler les présupposés métaphysiques de la culture occidentale, montre comment l’écriture a été historiquement associée à la stabilité, à la permanence et à la conservation du sens, au détriment de l’oralité.

Cependant, cette approche demeure située et partielle. Le phonocentrisme n’existe que dans un monde où l’écriture est déjà institutionnalisée ; il n’a aucun sens dans les sociétés d’oralité, où la parole est naturellement porteuse de mémoire, de sens et de transmission culturelle. L’écriture, loin de simplement rivaliser avec la parole, a longtemps modélisé la mémoire et le savoir — comme le suggère, par exemple, la célèbre métaphore grecque de la cire. Ainsi, pour dépasser la simple critique du phonocentrisme, il est nécessaire de réévaluer la relation entre écrit et oral, non comme une hiérarchie, mais comme un jeu complexe d’apports mutuels qui fonde la pensée, la mémoire et la transmission culturelle.


1. Le phonocentrisme : produit de la civilisation de l’écriture

Derrida a raison d’observer que la pensée occidentale identifie le logos à la voix, à la présence immédiate de la conscience. La parole vivante a été tenue pour le lieu du sens pur, tandis que l’écriture a été reléguée au rôle de trace secondaire. Cependant, cette hiérarchie n’a de sens qu’à partir du moment où l’écriture existe et devient un système culturel dominant. Avant cela, dans les sociétés purement orales, il n’y a ni opposition, ni hiérarchie : la parole est le vecteur naturel de la mémoire, de la poésie et du savoir collectif. Le phonocentrisme n’est donc pas universel ; il est le produit d’une civilisation scripturale, et sa critique vise moins la parole elle-même que la représentation occidentale de celle-ci.


2. L’écriture et la parole : une co-constitution de la mémoire

Pour sortir de la hiérarchie, Derrida élargit le concept d’écriture, qu’il nomme archi-écriture, principe général de la trace et de la différance. Ainsi, il affirme que l’écriture est déjà présente dans la parole : tout langage dépend d’un système de signes et de traces qui différèrent le sens, même dans la parole la plus immédiate.

Toutefois, cette extension du terme “écriture” reste marquée par l’expérience de l’écrit. Elle suppose que la parole doit être pensée à l’aune de la trace, comme si seule l’écriture possédait la faculté de conserver le sens. Or, dans les sociétés d’oralité, cette complexité sémiotique est une évidence : la parole, vivante et performative, est déjà mémoire, transmission et acte symbolique. Derrida nomme “écriture” ce que ces cultures vivent comme banal et naturel, révélant ainsi une tension entre sa déconstruction et l’expérience concrète de l’oralité.


3. La métaphore grecque de la cire : mémoire et écriture intérieure

La célèbre métaphore grecque de la cire illustre ce point. Dans le Théétète, Platon compare l’âme à une tablette de cire, où les perceptions et les pensées laissent des empreintes. Cette image suppose déjà l’écriture : la mémoire est pensée comme un support stable, capable de conserver les traces. La parole imprime des formes vivantes dans cette cire, mais c’est la stabilité de la cire, et non la vivacité de la parole, qui garantit la conservation.

Ainsi, la métaphore ne met pas en opposition écrit et oral ; elle trahit la priorité donnée à la conservation, à la permanence, valeurs désormais attribuées à l’écriture. La parole n’est plus le lieu unique de la mémoire et du sens : l’écriture devient le paradigme de la fidélité et de la permanence. Cette préfiguration grecque de la trace ouvre la voie aux analyses derridiennes, mais montre également que l’écriture a longtemps structuré l’imagination de la mémoire et de la pensée en Occident, avant même qu’il ne théorise l’opposition parole/écriture.


4. Conclusion : vers une réévaluation des rapports entre écrit et oral

La critique du phonocentrisme reste un apport majeur : elle dévoile la hiérarchie implicite imposée par la culture de l’écriture et ouvre la voie à une déconstruction des oppositions traditionnelles. Mais pour aller au-delà, il faut reconnaître que parole et écriture ne sont pas simplement antagonistes : elles sont co-constituantes, chacune enrichissant l’autre.

L’écriture stabilise et conserve le sens ; la parole transmet, transforme et vit dans l’instant et la mémoire collective. Une réévaluation critique, qui intègre la richesse des sociétés orales, permet de penser le langage comme un continuum complexe, où oralité et écriture se nourrissent mutuellement, sans que l’une doive écraser l’autre.

📚 Bibliographie

Sources primaires

  • Aristote. (1996). De l’âme (De Anima) (J. Tricot, Trad.). Paris, France : Vrin. (Œuvre originale publiée ca. 350 av. J.-C.)
  • Derrida, J. (1967). De la grammatologie. Paris, France : Minuit.
  • Derrida, J. (1967). La Voix et le Phénomène : Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl. Paris, France : Presses universitaires de France.
  • Platon. (2005). Théétète (J. Tricot, Trad.). Paris, France : Flammarion.
  • Platon. (2008). Phèdre (J. Tricot, Trad.). Paris, France : GF.

Analyses contemporaines sur le phonocentrisme et la déconstruction

  • Caputo, J. D. (1997). Deconstruction in a nutshell: A conversation with Jacques Derrida. New York, NY : Fordham University Press.
  • Culler, J. (2007). On deconstruction: Theory and criticism after structuralism (2e éd.). New York, NY : Routledge.
  • Derrida, J. (1998). Margins of philosophy (A. Bass, Trad.). Chicago, IL : University of Chicago Press.
  • Johnson, B. (2002). Derrida and the writing of memory. London, UK : Continuum.
  • Plante, M. (2017). La question de l’écriture dans l’œuvre de Jacques Derrida. Université du Québec à Montréal. https://archipel.uqam.ca/10463/1/D3247.pdf

Oralité, mémoire et anthropologie

  • Goody, J., & Watt, I. (1963). The consequences of literacy. Comparative Studies in Society and History, 5(3), 304–345. https://doi.org/10.1017/S0010417500001256
  • Havelock, E. A. (1986). The muse learns to write: Reflections on orality and literacy from antiquity to the present. New Haven, CT : Yale University Press.
  • Jousse, M. (2019). Marcel Jousse (1886-1961) : Anthropologie du geste et de l’oralité. Pratiques, 1. https://journals.openedition.org/pratiques/6983
  • Ong, W. J. (1982). Orality and literacy: The technologizing of the word (2e éd.). London, UK : Routledge.
  • Roulon-Doko, P., & Baumgardt, U. (2010). Littératures orales africaines : Perspectives théoriques et méthodologiques. Paris, France : Karthala.

Métaphore de la cire et mémoire dans la philosophie grecque


Études critiques et analyses supplémentaires


Dr P.B. Kofi Aplogan, EHESS ( IJN-IMAF)

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