
De la servilité dans l’histoire politique de l’Afrique
Au Bénin, les statues des Amazones et de Bio Guéra trônent désormais dans l’espace public comme des symboles de fierté nationale et d’héroïsme africain. Mais que nous disent-elles vraiment ? L’histoire, souvent réécrite au service du pouvoir ou de la mémoire officielle, occulte parfois des vérités moins reluisantes. Derrière l’image héroïque des Amazones se cache une longue participation au système esclavagiste ; derrière celle de Bio Guéra, une trajectoire singulière d’insoumission populaire.
Ce texte interroge la mémoire et les représentations. Il montre comment, de l’esclavage au colonialisme, puis au néocolonialisme, l’Afrique a été enfermée dans des logiques de servilité imposées par l’Occident mais relayées par ses propres élites. Il oppose l’héroïsme ambigu des royaumes esclavagistes au geste radical de figures comme Bio Guéra, dont la lutte pour la dignité et la souveraineté fut payée de sa vie
1. Servilité et servitude : une distinction nécessaire
Avant d’entrer dans l’analyse, il importe de rappeler une distinction conceptuelle fondamentale : celle entre servitude et servilité. La servitude désigne une condition objective de domination, une situation imposée par la force ou la contrainte extérieure. La servilité, quant à elle, suppose une disposition subjective : l’intériorisation de la domination, l’acceptation volontaire ou résignée d’un rôle subalterne, le zèle à servir l’oppresseur. Or, c’est précisément cette servilité qui a traversé, sous des formes variées, l’histoire politique de l’Afrique noire depuis cinq siècles.
2. Le Danxomè et la servilité de l’esclavage
L’histoire du royaume du Danxomè illustre parfaitement cette logique. L’espace géopolitique africain, notamment les façades maritimes propices à la traite négrière, fut progressivement structuré en un système de royaumes dociles, organisés pour servir l’industrie d’extraction du « bois d’ébène ». Tout royaume qui osait se soustraire à ce rôle était aussitôt combattu, délégitimé ou détruit.
Le roi Adandozan en fit l’amère expérience. En s’opposant au système, il fut non seulement renversé, mais aussi victime d’un véritable « lavage de mémoire » : diabolisé, accusé de crimes prétendument plus atroces que l’esclavage lui-même, et finalement banni de la dynastie. Son nom reste encore aujourd’hui frappé d’anathème dans l’historiographie béninoise officielle. Voilà le signe d’une servilité durable : l’intériorisation de la logique esclavagiste au point de rejeter ceux qui s’y opposent.
Le système des royaumes esclavagistes fonctionnait comme une gigantesque noria : guerres fratricides, razzias, sacrifices humains, tout concourait à produire des captifs. Les rois et roitelets avaient carte blanche pour exercer leur pouvoir, pourvu que cela alimentât la traite. De ce fait, la postérité n’a conservé aucun grand souvenir de royaumes ayant résisté farouchement à l’esclavage. Au contraire, celui qui tenta de s’y opposer, Adandozan, fut effacé de la mémoire collective.
3. De la servilité de l’esclavage à la servilité coloniale
La deuxième phase de cette histoire fut celle du colonialisme. Après avoir identifié les royaumes serviles, les puissances européennes les intégrèrent dans des ensembles coloniaux dont la cohérence territoriale, culturelle ou humaine importait peu. Cette substitution – l’ordre colonial nouveau remplaçant l’ordre ancien – fut perçue comme une violence ultime, et suscita des résistances.
Le Danxomè, fort de son organisation politique et militaire, se distingua parmi les royaumes réfractaires. De cette résistance émergèrent des figures comme Béhanzin, dernier roi d’un système structuré par la traite. Sa lutte contre la France a été exaltée rétrospectivement comme héroïque. Mais cet héroïsme, replacé dans son contexte, ne visait pas la souveraineté des peuples : il traduisait surtout la volonté d’un roi de préserver son trône face à une domination nouvelle.
L’imagerie des amazones illustre cette ambiguïté. Longtemps, ces guerrières furent les bras armés de la traite, menant guerres et razzias pour alimenter le commerce d’esclaves. Ce n’est qu’à la veille de la conquête coloniale que leur bravoure fut réinterprétée comme une lutte pour la liberté. L’héroïsme anticolonial des amazones n’est donc qu’une lecture rétrospective, qui occulte leur rôle dans la barbarie esclavagiste.
4. La servilité néocoloniale
La défaite des royaumes ouvrit la voie à la colonisation directe, puis aux indépendances. Mais ces indépendances furent décrétées par les colonisateurs, plus qu’elles ne furent conquises par les peuples. Le transfert du pouvoir aux élites africaines, formées dans les écoles coloniales, inaugura une troisième phase : celle du néocolonialisme.
Comme jadis pour les rois esclavagistes, le pouvoir confié aux présidents africains restait conditionné : il fallait servir scrupuleusement les intérêts occidentaux. C’est cette conditionnalité qui permet de distinguer les dirigeants en trois catégories :
- ceux de la servilité totale, type Houphouët hier, Ouattara aujourd’hui ;
- ceux de la résistance radicale, type Sankara ou Lumumba, systématiquement éliminés ;
- et une catégorie intermédiaire, ballottée entre soumission et velléités d’indépendance.
L’histoire récente abonde en exemples tragiques : l’assassinat de Lumumba, Sankara, Olympio, Moumié, Um Nyobé, ou encore l’élimination politique de Gbagbo. Chaque fois, l’impérialisme occidental a imposé sa main, perpétuant la logique de servilité sous des formes nouvelles.
5. Amazones, Béhanzin et Bio Guéra : quelle mémoire ?
À y voir de près, l’image de l’Amazone demeure sujette à caution. Dans l’océan de barbarie auquel elle a pris une part active, ne surnage aujourd’hui que l’îlot fragile de son héroïsme anticolonial. Or, cet anticolonialisme, tel qu’il fut porté par les royaumes structurés de l’Afrique noire, n’était pas un « souverain bien ». Il ne visait pas la souveraineté ni la dignité des peuples, mais traduisait essentiellement la volonté des rois et des aristocraties de préserver leur être et leurs prérogatives face à la menace d’un ordre politique nouveau. Ce décalage entre le motif réel (la défense d’un pouvoir monarchique fragilisé) et la raison rétrospectivement attribuée (la quête de liberté des peuples) explique en grande partie l’échec des résistances à la colonisation, malgré les éclats héroïques de Béhanzin ou d’autres figures.
L’héroïsme des résistants anticoloniaux comme Béhanzin, associé à la bravoure des amazones, trouve un écho dans une autre phase de manipulation géopolitique : celle des résistants nationalistes du XXe siècle. Mais là encore, il faut lever le voile sur une illusion. La fin de l’esclavage n’avait pas résulté d’un sursaut moral ou d’une philanthropie soudaine de l’Occident, mais des transformations profondes induites par la révolution industrielle. Le système esclavagiste, qui reposait sur le travail servile des plantations, devint obsolète et moins rentable face au capitalisme industriel et à l’essor du salariat. L’abolition fut donc moins un « triomphe de l’humanisme » qu’un ajustement du mode d’exploitation capitaliste. De la même manière, les indépendances africaines du XXe siècle ne furent pas le fruit direct des luttes nationalistes — même si celles-ci jouèrent un rôle catalyseur —, mais la conséquence d’un double mouvement : le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale d’une part, et la recomposition géopolitique mondiale d’autre part.
Sur le plan moral, les puissances coloniales européennes, discréditées par leur complicité avec des pratiques proches de celles qu’elles dénonçaient chez le nazisme, ne pouvaient plus justifier la domination coloniale sans se contredire. Sur le plan stratégique, les États-Unis, sortis renforcés du conflit, exercèrent des pressions et un chantage diplomatique pour pousser la France, la Grande-Bretagne et consorts à accorder formellement l’indépendance à leurs colonies. Loin d’être un signe de faiblesse, cette “résipiscence” répondait aussi à un calcul : lâcher du lest, tout en s’assurant que les élites africaines formées à l’école coloniale demeurent les relais d’intérêts étrangers, cette fois sous l’œil vigilant de Washington.
Ainsi, à l’instar du passage de l’esclavage au colonialisme, les indépendances ouvrirent non pas à une souveraineté véritable, mais à une nouvelle phase : celle de la servilité néocoloniale. Une fois encore, comme à l’époque des royaumes esclavagistes, le pouvoir fut confié aux Africains, mais il s’agissait d’un pouvoir apparent, conditionné et sanctionné par leur capacité à servir scrupuleusement les intérêts occidentaux. C’est cette conditionnalité — la volonté de s’y plier ou de la défier — qui fonde la typologie des trois catégories de dirigeants africains : entre le type Ouattara, servile et soumis, et le type Sankara, insoumis et rebelle. Dans ce schéma, le président béninois Patrice Talon, héritier contemporain du royaume du Danxomè, se situe clairement du côté de la catégorie « Ouattara ».
Et pourtant, paradoxe apparent, il célèbre par l’érection de statues la mémoire des amazones et de Bio Guéra, deux figures associées à la lutte anticoloniale. Mais l’analyse montre que cette contradiction n’en est pas une. L’héroïsme supposé des amazones, en dehors de la dissonance anthropologique liée à la militarisation du féminin, ne renvoie pas à une quête de souveraineté populaire : il n’était que le prolongement d’un système de domination esclavagiste, puis un ultime sursaut monarchique pris au piège de sa propre servilité. Quant à Béhanzin, présenté aujourd’hui comme un héros nationaliste, son combat relevait moins d’une vision d’émancipation des peuples que de la défense désespérée d’un trône et d’un ordre ancien déjà miné.
Dans cette perspective, le geste mémoriel de Talon n’est pas sauvé par l’image, ambiguë et équivoque, des amazones, mais par la figure plus discrète, plus effacée et pourtant plus authentique de Bio Guéra. Contrairement aux amazones et à Béhanzin, Bio Guéra incarna une résistance populaire et non dynastique. Sa geste, véritablement enracinée dans l’aspiration des peuples à la liberté, à la dignité et à la souveraineté, tranche avec les résistances monarchiques ambiguës. C’est lui, et non les amazones, qui incarne l’idéal africain de souveraineté et de libération, et c’est pour cela qu’il paya de sa vie.
Anànù Bovɔyeɖo
