Les Deux Mamelles de la Philosophie Morale de Hobbes

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Pour Arash Abizadeh, la philosophie morale de Hobbes repose sur deux conceptions complémentaires mais distinctes : l’une fait classiquement de la poursuite du bonheur la fin de la vie humaine ; l’autre, résolument moderne, se fonde sur ce que nous nous devons les uns aux autres.

 

La technicité des théories éthiques contemporaines, qu’elles soient d’inspiration phénoménologique ou analytique, pourrait donner l’impression qu’il ne nous servirait plus à rien de nous tourner vers l’histoire de la philosophie morale : nos dilemmes moraux auraient trouvé leurs instruments d’analyse adéquats, et il n’y aurait plus rien à apprendre d’Aristote ou de Montaigne. La première vertu du livre d’Arash Abizadeh, professeur à l’université McGill de Montréal, est de contribuer à nous guérir de cette illusion en nous montrant que les apports conceptuels les plus récents de la théorie normative, mis au service de l’histoire de la philosophie morale, permettent de mesurer l’importance de cette dernière. Sa seconde vertu est d’appliquer cette méthodologie à Hobbes et de nous aider à comprendre en quoi cet auteur, dont la philosophie morale a été longtemps oubliée au profit de sa seule philosophie politique [1], propose une théorie morale adaptée à certains des aspects de notre monde contemporain. La thèse de l’ouvrage est, toutefois, que la morale du Léviathan possède deux dimensions, la recherche du bonheur individuel et le respect de nos obligations à autrui, et que ces deux dimensions sont, malgré une apparence du contraire, parfaitement compatibles.

Entre les Romains et les Grecs

Parler de la philosophie morale de Hobbes est à la fois facile et compliqué. C’est chose facile car son vocabulaire éthique nous est familier : en usage depuis l’antiquité grecque et romaine, il est le même, à peu d’exceptions près, que celui d’Aristote, de Cicéron et de leurs exégètes médiévaux, Hobbes ne parle-t-il pas de la vie bonne, qui ne se réduit pas à la survie mais suppose une vie heureuse ? Ne consacre-t-il pas deux chapitres de son Léviathan, les chapitres 14 et 15, à un exposé méthodique des lois de nature ? Il n’est pas jusqu’à la vertu qui ne fasse partie de son lexique philosophique. Pour autant, l’impression de familiarité que le lecteur ressent en ouvrant le Léviathan fait rapidement place à un sentiment d’étrangeté. Oubliant, ou feignant d’oublier, que, pour Aristote et ses interprètes chrétiens, le bien de l’individu réside aussi dans la poursuite du bien commun, Hobbes ne s’occupe plus que du bien individuel ; les lois morales, qui avaient pour fonction de conseiller l’individu en vue de la réalisation du souverain bien, deviennent sous sa plume des théorèmes de la raison chargés d’indiquer les voies pacifiques du bonheur individuel ; la notion de justice, qui s’inscrivait jusqu’alors dans le projet eudémoniste, acquiert dans le Léviathan un statut normatif indépendant (p. 5).

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