Indépendance Made in Dépendance

Les Paradigmes du Discours Colonial et leur Actualité en Afrique

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cossi-bio-osse3.jpgTous les éléments constitutifs de la nature de nos rapports avec l’occident (l’Europe, historiquement) sont là dans leur genèse et leur historicité, dans leur fonction de paradigme. Les Européens forts de leur supériorité technique et militaire, abolissent unilatéralement notre souveraineté et nous imposent leur volonté politique en exploitant à leur profit le désarroi de nos dirigeants pour les instrumentaliser au service de l’œuvre coloniale. Sous le nom de roi, le pouvoir des anciens souverains est vidé de sa substance et réduit à un rôle de conservateur des coutumes sous l’égide ultime des lois de la puissance coloniale.
Tel est d’entrée le principe génétique des rapports coloniaux basés sur la soumission à la puissance étrangère. Ce rapport qui instaure la violence symbolique du projet colonial, s’administre à travers des modalités qui ont fonction de paradigme méthodologique. La dimension symbolique de la violence coloniale confère à ces modalités une intentionnalité discursive qui les assimile aux topoï d’un discours de domination.
Dans ce passage de l’ouvrage de l’Abbé Pierre Bouche « Sept ans en Afrique Occidentale : la Côte des Esclaves et le Dahomey » on peut repérer, dans leur implacable ordonnancement le jeu de ces topoï et leur articulation téléologique.

 En  1851, l’Angleterre proposa à Kosioko un traité pour la cessation de la traite des Nègres. Kosioko refusa, ne voulant pas se priver des revenus considérables de ce trafic. Alors, les Anglais jugeaient inutile de traiter avec lui ; ils trouvèrent qu’il avait usurpé la couronne ; qu’il n’était qu’un intrus sans aucun droit ;  qu’Akitoyi était le seul roi légitime. Ils s’étaient assuré du bon vouloir d’Akitoyi à leur égard, et le poussèrent à demander la protection de l’Angleterre.
Le 20 Décembre 1851,  Akitoyi vint à bord d’un navire de guerre anglais réclamer le trône. Kosioko restant sourd à ses prétentions, on fit entrer en rivière quelques bateaux à vapeur et des chaloupes, et l’on s’empara de la ville(26 et 27 décembre). Kosioko vaincu, obtint du roi de Jèbou, l’autorisation de se fixer à Èpè. De là, il exerça, durant onze années, un pouvoir souverain et indépendant sur la partie orientale de son ancien royaume, où se trouvent Palma et Léké, sur le bord de la mer.Le 1er Janvier 1852, Akitoyi fut établi roi de Lagos. Dès ce moment, le consul anglais eut une influence prépondérante. Le navire de guerre qui stationnait dans les eaux de Lagos, tout en protégeant contre les attaques de Kosioko le roi Akitoyi, empêchait celui-ci d’agir en maître avec les étrangers, en attendant que ces étrangers trouvassent l’occasion de se déclarer maîtres. Qui cherche trouve : les Anglais trouvèrent. Akitoyi, fatigué par les  attaques incessantes de Kosioko, découragé par la guerre civile qui éclata, le 7 aout 1863, entre lui et ses chefs, à l’instigation de son ennemi ; Akitoyi mourut subitement, le 21 du même mois, empoisonné, dit-on. Son fils, Docimo, fut placé sur le trône par le consul anglais. Mais ce même consul ne tarda pas à se plaindre de la faiblesse du roi : « la traite des Nègres continuait en secret, la propriété n’avait pas de protection effective, on ne réussissait pas à obtenir le payement des dettes, etc… ». Les Consuls Campbell (1853), Brand (1959), Foote (1860) ne cessaient de faire parvenir des doléances au gouvernement de la Reine ; ils insistaient probablement dans le sens d’une occupation, puisque Lord John Russell écrit au consul Foote, en 1861 :  » Ne commettons pas envers Docimo l’injustice de changer le protectorat en une occupation ouverte. » On resta dans la voie des traités. Celui qui intervint, le 6 aout 1861, entre Docimo et les Anglais, est signé par Docimo et ses chefs, d’une part ; par Norman B. Bedingfield, commandant du Prométhée, et par Mac Coskey, agent consulaire, de l’autre. Il est rédigé en trois articles. Le premier cède et transfère « à la Reine de la Grande Bretagne, à ses héritiers et successeurs, à tout jamais le port de l’île de Lagos, avec tous les droits, revenus et territoires en dépendant ». L’Article second « laisse à Docimo le titre de roi, et autorise ce prince à régler les différends survenus entre les naturels de Lagos, eux y consentant, et demeurent libres de faire appel aux lois britanniques ». Le troisième article promet en compensation, à Docimo, une pension dont le chiffre sera fixé ultérieurement. Il le fut par un article additionnel signé le 1er juillet 1862. On y promettait à Docimo, toute sa vie durant, une pension de douze cent sacs de cauris.
Les Anglais étant maîtres de Lagos, Kosioko put rentrer dans cette ville. Le 7 février 1863, il y signa une déclaration par laquelle il s’interdit d’élever aucune prétention ultérieure sur Palma et Léké, qui passèrent ainsi à la colonie anglaise.
Sept ans en Afrique occidentale :
la côte des esclaves et le Dahomey
par l’abbé Pierre Bouche

 

Premier topos : la proposition d’un traité. Il s’agit d’un acte diplomatique, apparemment volontaire mais qui en réalité cache des contraintes et des pièges. De plus les intérêts des partis sont disproportionnés dans un contrat qui est parfaitement léonin.
Deuxième topos : la récusation d’un souverain résistant, récalcitrant qui refuse de joue le jeu ou ne le joue pas à convenance. Cette récusation/sanction va de pair avec la désignation/promotion d’un rival docile auquel tous les moyens sont donnés, et l’instauration d’un climat de rivalité ardente et passionnée
Troisième topos : actualisation de la rivalité dans une guerre pseudo-fratricide, qui sous les apparences d’un conflit entre princes d’un même royaume ou entre deux royaumes frères, en fait n’est qu’une instrumentalisation des deux par la puissance coloniale pour atteindre ses fins de domination.
Quatrième topos : une rivalité continue. La défaite de l’opposant à la puissance coloniale ne signifie pas la fin de la rivalité. On se retrouve alors dans le cas de la continuation de la guerre sous d’autres formes, par d’autres moyens, voire sur un autre terrain. Refusant de s’avouer vaincu, le souverain évincé peut se muer en résistant, entrer dans le maquis et continuer à harceler l’armée coloniale et son protégé.
Cinquième topos : la puissance coloniale place un prince sur le trône. Un modèle de rapport antisymétrique, puisque de toute l’histoire des rapports entre l’Europe et l’Afrique, aucun prince européen n’a accédé au trône de ses ancêtres par le bon vouloir d’un royaume africain.
Sixième topos : le pouvoir inouï des ambassadeurs, des représentants ou des résidents. Ce pouvoir s’inscrit dans l’optique de domination qu’il actualise, organise, met en œuvre, traduit dans les faits, parachève ou surveille. Ce pouvoir ne s’embarrasse pas de considération d’égalité ou de réciprocité, puisque la domination et la supériorité constituent son principe.
Septième topos : la rhétorique juridico-diplomatique au service de la domination. On peut se demander pourquoi un pays qui s’impose par sa force militaire se donne encore la peine d’user d’un langage juridique pour traiter avec le pays vaincu. En vérité bien souvent les traités s’adressent moins au vaincu qu’à d’autres puissances occidentales rivales qui pourraient être tentées de roder autour de la même proie coloniale. C’est pour cela que, entre autres choses, les traités parlent de cession à tout jamais. Ils traduisent en termes juridiques des actes de violence qui échappent à tout entendement juridique. La spoliation et la dépossession sont incorporées à un discours de courtoisie juridico-diplomatique dont le non-dit se cache derrière le fait accompli de la puissance militaire. La supériorité militaire du colonisateur et son corollaire, la défaite du royaume africain, sont à l’exclusion de toute considération morale, les seuls fondements des traités.
Huitième Topos : la sauvegarde des apparences. D’un côté, le colonisateur a besoin de maintenir la fiction de la continuité politique du royaume puisque, par là, il sous-traite le contrôle social des populations en s’appuyant sur l’appareil sociopolitique préexistant ; de l’autre, le roi déchu saisit l’occasion qui lui est offerte — en continuant à se faire appeler roi de part et d’autre — pour se voiler la face et celle de son royaume. De ce point de vue, la colonisation est basée sur une mascarade inaugurale et un principe de dénégation délibérée de la déchéance du royaume vaincu. La logique des apparences prévaut sur le mode du « comme si ». En effet tout se passe comme si le royaume africain n’avait pas été vaincu et soumis, et que les formes prescrites par la domination coloniale allaient de soi. De fait, les jeunes générations nées après la conquête tiennent les rapports qui en découlent pour naturels.
Neuvième topos : le roi fantôme émarge au budget de l’administration coloniale. En fait, il n’est qu’un fonctionnaire colonial qui s’ignore.

Leçon pour notre bonne gouverne aujourd’hui.

Que retenir de ces paradigmes du discours colonial. En fait aussi étonnant que cela puisse paraître, rien n’a changé dans ces paradigmes : par rapport à aujourd’hui, l’intentionnalité coloniale est la même, et les topoï qui constituent son discours sont inchangés. Les rois sont devenus des présidents de part et d’autre, les résidents, consuls ou gouverneurs sont devenus des ambassadeurs. Mais le rapport est le même. Les Sankara, les Gbagbo, les Sékou Touré, les Kadhafi d’aujourd’hui ne sont que les Kosioko, les Gbêhanzin ou les Samory Touré d’hier. Les ambassadeurs d’aujourd’hui, comme le montrent les révélations de la lettre à charge de l’ex ambassadeur de France au Bénin, Monsieur Monchau, s’arrogent un pouvoir inouï et traitent de haut nos présidents dont ils déterminent le sort comme jadis les consuls et autres résidents pouvaient mettre ou démettre tel ou tel prince sur le trône selon leur bon vouloir. De nos jours, dans la zone francophone, nous n’élisons pas plus nos présidents qui nous sont imposés par le circuit de la Françafrique, que jadis nos rois sans pouvoir réels n’étaient choisis et commis au service de la puissance coloniale. Comment peut-on parler d’indépendance lorsque nos présidents sont tutoyés par de simples ambassadeurs de France, qui ont la haute main sur le pouvoir au sommet ? La domination indue qu’exerce la France sur l’intimité politique d’un pays comme le Bénin, à l’instar de ce qu’elle fait dans les autres pays colonisés par elle, malgré la mascarade dont elle est l’objet, est d’une banalité qui, comme on peut le voir dans la lettre de l’ambassadeur Monchau, ne s’embarrasse plus des convenances internationales. En l’occurrence, l’inégalité n’est plus seulement entre la France et le Bénin, mais aussi entre la France et n’importe quel autre pays, mettons la Chine par exemple. Pouvons nous imaginer que la Chine ou son ambassadeur s’installe dans notre intimité politique et y fasse la pluie et le beau temps comme le fait la France ou ses ambassadeurs ?

Malgré la rhétorique officielle de l’égalité des nations qui est au principe de la vie internationale rien n’a changé dans les rapports de domination depuis la période coloniale. Il y a sans doute une différence philosophique et géopolitique entre la France et la Grande Bretagne sous ce rapport, mais globalement la dépendance des pays africains aggravée par leur division reste toujours la norme. Par exemple, au Nigeria, la nation africaine la plus peuplée et la plus riche, M. Buhari ne tarit pas d’éloge envers les États-Unis et la Grande Bretagne sans lesquels, il n’aurait pas pu être élu, en dépit de sa popularité. En l’occurrence, même si l’influence occidentale est positive, elle ne laisse pas d’être une influence au même titre que la prédation soutenue que la France instaure au Gabon, au Togo, au Congo ou au Bénin, etc.
Au total, nous pouvons dire avec Lionel Zinsou que l’Afrique appartient toujours à l’Europe. La permanence de la domination par l’occident depuis les temps coloniaux impose à l’Afrique un défi symbolique de rupture du carcan de la mascarade sous le signe de laquelle s’épanouit cette domination.

Prof. Cossi Bio Ossè

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