Lidia Jorge et le « Sol du Monde »

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« L’école de Cabeça d’Agua, c’était une maison avec une porte, deux fenêtres et rien d’autre. Le premier jour où l’on m’y a emmenée, j’étais heureuse d’y rencontrer des enfants de mon âge. Ils étaient là, drôles, bruyants, de grands yeux, des visages maigres. C’était aussi la première fois qu’on me mettait dans les mains une plume avec de l’encre à tremper et elle m’est tombée des mains, a taché la feuille et a roulé par terre. J’ai dû la chercher à quatre pattes sous les pupitres pour la retrouver. C’est alors que j’ai remarqué que la plupart des pieds de mes camarades de classe étaient nus. J’ai vu ces pieds posés par terre et j’ai compris que la classe se divisait en deux parties – ceux qui avaient et ceux qui n’avaient pas de chaussures. Cette nuit-là, j’ai cherché chez moi des chaussures qui pourraient servir à mes camarades, et il y en avait plusieurs boîtes, mais pour enfants je n’en ai trouvé qu’une paire, alors que moi, je voulais trouver des bottes, toutes sortes de chaussures. Ma mère a découvert ce que j’étais en train de faire et m’a dit : « Pourquoi fais-tu tout ça ? Détrompe-toi, tu auras beau faire, tu n’arriveras jamais à chausser tout le monde. » Et ce fut ainsi. Pendant des années, je n’ai pas raconté cet épisode, jusqu’à ce que je renonce à mon silence. Après tout ce temps, l’humanité continue à être divisée exactement en ces deux mêmes groupes – ceux qui sont et ceux qui ne sont pas chaussés. Il n’y a qu’en littérature qu’on arrive à trouver chaussures à tous. Peut-être est-ce là une des raisons pour lesquelles j’écris. Peut-être bien que j’écris depuis ce jour où ma plume a glissé le long de ma table, déversant de l’encre sur le papier et me conduisant au sol du monde » (traduc­tion de Pierre Léglise-Costa).

image1946. Naissance à Boliqueime, en Algarve, où elle retourne régulièrement pour écrire.

Années 1960. Elle est envoyée au lycée de Faro, puis étudie la philologie romane à Lisbonne, avant d’enseigner la littérature dans le secondaire puis à l’université de Lisbonne.

1969-1974. Elle vit dans les colonies d’Angola et du Mozambique avec son premier mari, officier pendant

la guerre coloniale, expérience qui lui inspire son roman A Costa dos murmurios, publié en 1988 lie Rivage des murmures, 1989).

1975. De retour à Lisbonne, où elle vit avec son second mari, journaliste politique au Diârio de Notidas, elle enseigne de nouveau à l’université. 1980. Elle publie son premier roman, ODia dosprodigios [La Journée des prodiges, 1991).

1992. A ûltima dona (La Dernière Femme, 1995). 1995.0Jord/m sem limites lie Jardin sans limites, 1998). 2000. Elle reçoit le prix Jean-Monnet de littérature européenne pour 0 Vale da Paixào (La Couverture du soldat, 1999). 2002.0 Vente assobiando nos gruas [Le Vent qui siffle dans les grues, 2004). 2006. Le Rivage des murmures est adapté au cinéma par Margarida Cardoso. 2008. Elle reçoit le grand prix de la Société des auteurs portugais et le prix Charles-Bisset pour Combateremos a Sombra (Nous combattrons l’ombre, 2008).

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