Par Basile Alladahɔsu,
Bien cher Dah Ahoponu Kondo, de ton nom litanique Gbêhin Azin B’aï Jirè (« Le monde tient l’œuf que la terre désirait et dont l’éclosion sera un signe des temps. »), doù est tiré Gbêhanzin, ton nom royal que les Français ont déformé en Béhanzin, comme ils ont déformé tant de choses depuis ton départ.
Gbêhanzin Aïjirè, fils de Glèlè, petit fils de Ghézo et petit neveu d’Adandozan, dont tu tiens la fermeté dans la défense de notre dignité ; glorieux étalon de la race des Huégbajavi, Égide de notre race, grand combattant de la liberté, résistant intrépide à l’ordre colonial et à son programme d’exploitation des hommes et des richesses de notre sol ;
Je m’adresse à toi si loin où tu te trouves, mais si proche dans le cœur, parmi les grands esprits qui illuminent le ciel de l’humanité, sous le regard bienveillant de l’Être Suprême.
Je m’adresse à toi de si près du cœur non pas pour troubler la paix de ton âme, même si les nouvelles que j’apporte de notre vie ne sont pas de celles qui en confortent la paix. Pour l’homme que tu fus, le dirigeant qui aimait son peuple, le combattant qui lutta pour sa liberté, le guerrier qui se rendit à l’ennemi après la défaite, subit la trahison des siens et de la parole donnée ; l’exil qui accosta sur les rives hostiles de l’isolement et de la séparation d’avec les siens, vivants et morts ; oui, ô grand Roi, Phare de notre espérance dans la nuit de l’histoire, ce qui se trame dans le pays que tu nous laissas est loin d’être réjouissant.
Les Français se sont rendus maitres du pays aussitôt après ton départ du sol natal. Avec la complicité de nombre d’entre nous, ils ont étendu leur pouvoir au sud et au nord de ton royaume. Ils en ont fait un territoire colonial qu’ils ont appelé d’abord Territoire Français du Bénin, puis Dahomey, en souvenir de ta résistance qui les a marqués. Dans une Afrique où le nombre de ceux qui ne rampaient pas devant eux comme des serpents pouvait se compter sur les doigts d’une main, force était de reconnaître la splendeur de ta geste, et de l’immortaliser par un nom. Je te passe toute cette période de domination et d’exploitation féroces de tes fils et filles, qui a duré jusqu’à ce qu’ils ont appelé « Indépendance ». Le pays nommé Dahomey dont le Danhomè était le cœur allait enfin s’affranchir de la tutelle des Blancs, appartenir à lui-même, croyait-on. C’était en l’an 1960 du siècle passé. Cet acte, à n’en pas douter, était une consécration de ta geste ; l’histoire te donnait raison ; l’âpre chemin de liberté et de dignité que tu as ouvert et que le temps a jeté en proie à la broussaille pouvait à nouveau s’ouvrir devant les pas inexorables de tes descendants, ceux de tes frères, Tofa, de nos ancêtres de Tado, de tes frères en résistance qui ont nom Kaba et Bio Guerra — que je mets en copie du présent courrier.
Mais ce que les Zojagé ont appelé indépendance n’était qu’un leurre. La situation globale du monde, consécutive à des conflits tragiques chez eux les a forcés à choisir ce schéma inducteur, tout entier basé sur la supercherie. Ce qu’ils ont appelé indépendance n’a rien à voir avec la dignité dont jouissait ton royaume depuis le temps de Gangni Hèsu, jusqu’à dada Glèle en passant par nos ancêtres Aho, Akaba, Agaja et les autres. C’est comme le dit le proverbe fon, nous donner un mouton tout en gardant la corde.
La période de colonisation qui a suivi ton départ en exil a été de la part des Français, un moment de soumission de tes fils et filles, ainsi que les descendants de tes voisins ou frères du Nord, de l’Est, du Sud, et de l’Ouest du Danhomè. Ce fut aussi une période de changement. Tu as voulu, même en exil, que ton fils Ouanilo allât à l’école et se formât à la science qui donne le pouvoir sans toujours donner raison ; tu serais bien en peine de voir aujourd’hui l’état dans lequel se trouve ce qu’on appelle école sur la terre de tes ancêtres. Comme tu le vois, à toi grand roi fon, moi qui le suis aussi parce que descendant d’Ajahutɔ, et fils d’Allada berceau religieux de notre race, je suis obligé de parler dans la langue du Blanc. C’est hélas ainsi que les choses se passent depuis ton départ sans que la part qu’y prend la volonté dominatrice du Blanc dans notre soumission symbolique n’aille jusqu’à nous faire obligation absolue de ne pas écrire ou nous parler dans la langue de nos ancêtres. Cet exemple apparemment banal montre bien si besoin en est ce que l’indépendance a signifié pour tes fils et filles depuis bientôt 60 ans ! Mais bien que notre état d’autonomie laissât à désirer, les plus intègres d’entre nous, nous efforçons de nous conformer à ton modèle et de rendre honneur à ta geste, en luttant autant que faire se peut pour faire de notre liberté une réalité.
Mais le refus de la France de nous laisser tranquilles s’est traduit par sa permanente intervention dans le choix de nos dirigeants. Ce qu’on appelle ici «élection présidentielle ». Toi-même regarde qu’elle tournure les choses ont prise depuis notre soi-disant indépendance. Alors que les descendants Alladahɔnu, tous autant qu’ils étaient, formaient le gros de ce pays jadis nommé Dahomey, le premier président que les Zojagé trafiquèrent pour nous imposer n’étaient descendant ni d’Aja ni d’Ayɔ : il était issu du chevet du pays et si sa mère en était citoyenne, son père quant à lui venait d’outre-frontière. Cette subtile dépossession du pouvoir de la majorité par la minorité qui est orchestrée par les Blancs deviendra le modèle déposé que la France nous imposera implacablement pendant toutes ces années d’indépendance afin de perpétuer sa domination contre laquelle tu luttas de toutes tes forces, au prix de ta liberté, voire de ta vie.
Malgré tout, ceux d’entre nous qui croyons à la splendeur de ta geste, et nourrissons l’espérance de son triomphe effectif, nous n’avons jamais baissé les bras. Dans la nuit de l’injustice, des mensonges, des supercheries et de l’aliénation que les Français ont étendu sur nous, nous luttions vaille que vaille, sans désemparer. Les progrès technologiques et politiques du monde qui allaient du côté de la liberté des peuples, de leurs droits à l’autodétermination, de leur épanouissement moral et intellectuel plaidaient pour notre cause. Le 21ème siècle est un siècle qui célèbre ta geste et lui donne sa pleine signification. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est pas un vain mot. Mais chez nous malheureusement, nous semblons marcher sur la tête, au rebours de l’histoire. Alors que dans tous les pays qui n’ont d’ailleurs pas eu la chance de donner naissance à un grand héros de la liberté de ta trempe, les citoyens sont d’instinct jaloux de leur indépendance et récusent fermement l’influence étrangère dans le choix de leurs dirigeants, chez nous, Ô Grand Roi, c’est au spectacle contraire que nous assistons, impuissants et désemparés. Le sport préféré de nos candidats à l’élection présidentielle est la courbure d’échine devant de banals fonctionnaires de la sous-direction Afrique du quai d’Orsay à Paris, où ils vont dans l’espoir d’être adoubés par la France. Et même, sans que les Français les eussent invités, on ne compte pas le nombre de réunions politiques que ces hommes et ces femmes, désertant la terre de leurs ancêtres, s’en vont gaîment tenir sur les bords de la Seine, juste pour se donner le sentiment d’être dans l’endroit où il sied d’être quand on veut être Président d’un pays d’Afrique !
Toi qui dans une lettre au Gouverneur français de Hɔgbonu écrivait « Je suis le roi des Noirs et les Français n’ont rien à voir à ce que je fais. (…). Je désirerais savoir combien de villages français indépendants ont été brisés par moi ? », vois-tu à quelle ignoble extrémité la cupidité des Blancs et la bêtise des nôtres nous amènent aujourd’hui ? Vois-tu comment nous avons complètement abdiqué notre liberté, renoncé à défendre notre indépendance ? Vois-tu comment la prostitution et la servilité sont devenues les deux mamelles de notre survie ?
Mais Dada Gbêhanzin, Grand Héros de la Liberté, Combattant intrépide de notre dignité, s’il ne tenait qu’à ces lâchetés pathétiques et ces bêtises mondaines, je n’aurais pas pris la peine de déranger le repos de ton âme, pour l’instruire des faits de la vie politique de tes descendants. La raison unique qui motive ma démarche de te parler est que les agissements des nôtres, par leur égoïsme bestial, dépassent l’entendement et le seuil de la bêtise ordinaire. Pour aller droit au but, je suis fort marri de t’annoncer que tes descendants, sous la houlette d’un Président Nago le jour et Bariba la nuit qui a conclu un pacte abject avec les Français, nos saigneurs impénitents, s’apprête à faire d’un Français président de ce pays qui naguère s’appelait Dahomey ! L’excuse de ce choix scandaleux est que ce Français se trouve porter un nom du cru. Mais en dehors de cette justification loufoque, l’intéressé ne parle aucune des langues du pays ; il n’a jamais pour ainsi dire passé plus de quelques semaines d’affilé dans le pays, et comme un aigle qui plane au ciel, fond sur sa proie sans autre forme de procès. Cet homme est blanc, qui a vécu dans son pays, la France, parmi les Français ses compatriotes depuis son jeune âge jusqu’à son vieil âge. Mais le fait qu’il soit Blanc, plus blanc que le Général Dodds n’est pas l’Affaire. En vérité, le scandale réside dans le parcours biographique et le cœur identitaire de l’homme que la France veut nous imposer pour nous recoloniser. Malgré tous ces éléments accablants, l’homme n’a pas eu froid aux yeux de se présenter à la candidature présidentielle.
Face à lui et divisés par les basses œuvres de l’Apatride Nago, grouille une ribambelle de candidats de complaisance, fils et filles Alladahɔnu ; ceux-ci sont malicieusement mis en scène par l’Apatride Nago pour réduire les chances du porteur du flambeau de la dignité, descendant Alladahɔnu ou de Huégbaja. Je connais ta méfiance des Nago d’antan. Je sais que l’une des raisons pour lesquelles tu as mis fin à ta résistance, quitté le maquis pour te rendre au conquérant français résidait dans la menace — fausse ou vraie — de mettre un Nago sur le trône de Huégbaja. Pour toi, c’était un sacrilège, une infamie sans nom ; nos ancêtres ne se seront pas battus des siècles durant pour se libérer de l’influence des gens d’Ayɔ pour que des étrangers venus d’au-delà des mers, viennent installer un Nago sur le trône de Huégbaja ! Dieu merci, de nos jours, sur le chemin d’une nouvelle nation en gestation, les temps ont changé. Plus que jamais, gens d’Aja et gens d’Ayɔ se vivent en frères et sœurs. Nombre de Nago figurent parmi ceux qui se sont résolument placés sur le chemin de liberté que tu as tracé, de même que nombre des descendants de tes frères en résistance, Kaba et Bio Gerra avec lesquels nous essayons de construire cette nation qui porte en son cœur le Danhomè.
Le vrai problème en l’occurrence ce n’est pas la race nago ni une autre mais un homme honni, un apatride, désaxé, sans foi ni loi, un criminel notoire qui, se revendiquant Nago quand ça lui chante, s’ingénie à diviser les fils et filles Alladahɔnu au motif pourtant caduc que le Danhomè n’était pas tendre avec les Mahi ou les Dasa. Vain prétexte à la recette éculée des Français qui, pour conquérir ton royaume, l’ont dressé contre son frère de Hɔgbonu.
Certes, l’infamie que j’annonce n’est pas encore formellement constituée. De nos jours, les présidents ne s’intronisent plus comme les rois d’antan. Nous sommes dans une République Démocratique, c’est-à-dire en principe, un gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. Et dès lors, nos rois qu’on appelle présidents, sont désignés par le peuple à travers des élections au suffrage universel direct. Mais Dah, j’ai dit en principe, car en réalité depuis l’indépendance en 1960, et surtout depuis ce que nous appelons le Renouveau Démocratique, qui date d’un quart de siècle à peine, les élections ne sont ni justes ni transparentes. Elles sont plus autoritaires et occultes que la désignation des rois d’antan. Elles sont une vaste constellation de fraudes et de corruption. Un groupuscule influent, disposant de l’argent et agissant sur ordre des Blancs, s’arrange pour mettre sur le trône l’homme de son choix. La supercherie est alors bénie par les institutions qu’on appelle « démocratiques » : la CENA et la Cour Constitutionnelle. Le peuple est mis entre parenthèses, et les crapules apatrides qui ont abdiqué leur dignité, agissant sous la dictée de leurs maîtres et complices étrangers, organisent une supercherie électorale, qui se conclut par l’intronisation d’un ludion commis à leur volonté. Jusqu’à présent, c’est ainsi que les choses se sont passées depuis plus de 50 ans que nous nous prétendons indépendants. Comme les Français ont gardé un souvenir mémorable de ta résistance, ils éprouvent une méfiance instinctive à l’accession au pouvoir non seulement d’un Huégbajavi mais aussi d’un descendant Alladahɔnu. Ils s’ingénient à les diviser de façon à justifier l’élection d’un homme de toute autre extraction.
Tu pourrais te demander pourquoi les Français se donnent tant de mal pour diviser les Alladahɔnu si c’est pour finir par choisir par la fraude l’homme qui leur convient. Eh bien, la réponse, dah est simple : c’est que le système mis en jeu dans notre pays sous le nom de Démocratie n’en est en vérité qu’une variété parodique entièrement basée sur l’hypocrisie, le théâtre des apparences, et le mensonge ; un peu comme quand le Général Dodds t’a fait croire que tu allais à la rencontre du Roi de France, au moment même où on te conduisait sur l’île de la Martinique où tu restera pendant six ans sans voir l’ombre d’un roi français ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je m’inquiétais car le seul fait d’avoir choisi un Français pour candidat d’un parti n’aurait pas été en principe une raison suffisante d’inquiétude, si l’élection en était une authentique, juste et transparente et non une supercherie cousue de fil blanc. La ruse déployée ici est que l’apatride nago a choisi un Français — et non pas un de ceux qu’il appelle les « miens » pour pouvoir justifier la fraude déjà ficelée d’un bout à l’autre, en contrecarrer les effets et désamorcer le cas échéant la révolte des descendants Alladahɔnu, vu que comme je l’ai dit, la seule chose que ce Français peut montrer de proche de nous est son nom, qui ne dépareille pas parmi ceux de tes descendants ordinaires. Et l’apatride nago dans sa perfidie insondable, est persuadé que même lésés, même floués, les Alladahɔnu paieront un tribu obligé à ce nom, en bridant toute velléité de révolte au nom d’une fraternité ambiguë entièrement scellée dans la seule résonance familière d’un nom.
C’est pour toutes ces raisons que même lorsqu’il ne s’agirait en l’occurrence que d’une candidature de parti, force est d’entrevoir qu’elle a de fortes chances d’être synonyme d’élection du Français sur le trône de ce pays dont le cœur quoiqu’on dise reste le Danhomè. Ignoble profanation ! Provocation scandaleuse ! Odieuse Aberration !
Ces faits sont d’autant plus scandaleux qu’ils ne sont pas seulement l’œuvre de l’Apatride nago, mais qu’il y entrent aussi les mains cupides et coupables des descendants Alladahɔnu !
Contribuer à faire accéder un Français sur le trône d’un pays dont le Danhomè est le cœur c’est renier ta geste, te combattre une deuxième fois après le Général Dodds, c’est t’exiler une deuxième fois sur les rivages d’une île plus hostile que la première, c’est te tuer une deuxième fois, sans t’offrir le confort des bras d’un Ouanilo ou tu te reposas.
Voilà quel dessein sacrilège complote l’Apatride nago en complicité avec les Français qui, comme jadis où ils t’avaient combattu, n’ont cure de la liberté de ton peuple. Leur seule excuse est la complicité de gens qui se trouvent être de tes descendants. Souiller le cœur du pays, profaner son intimité politique, fouler aux pieds ton héritage, faire peu de cas de notre dignité, et un pied de nez à ta mémoire, voilà l’outrage qui se prépare, attentat à la pudeur nationale qui a déjà fait un sacré chemin dans sa malfaisance résolue. Le vol, la fraude, le chantage et le désamorçage de la révolte par le consensus frauduleux d’une identité qui s’épuise dans la résonance ambiguë d’un patronyme, voilà la clé de voûte du complot de l’Apatride nago !
Ô Dah Gbêhanzin Aïjire ! Voilà pourquoi de toutes mes forces je crie pour que ma voix te parvienne jusqu’aux portes du Paradis des Héros de la Liberté. Voilà pourquoi je me fais le panligan de la nuit de sacrilège et d’affront fait à ton peuple. Lorsque je porte haut la voix de vérité au son de mon gong géminé, nombre de tes descendants font lâchement la sourde oreille. Mêmes mes propres frères panligan, parce que vendus à l’ennemi, ou par conformisme béat, la vanité d’être dans l’air du temps et le courant des affaires s’enfoncent la tête dans le sable comme l’autruche cependant qu’ils sont prompts à colporter les nouvelles de ceux qui ont juré de profaner ta geste et ton glorieux héritage.
Mais malgré le holdup électoral dont la candidature de ce Français est la deuxième étape, la lutte promet d’être âpre. A l’instar du combat farouche que tu menas contre les ennemis de notre liberté, la lutte sera sans merci, car il y va de ton message d’espoir pour la sauvegarde duquel aucun sacrifice ne sera trop grand.
Mais si toutefois, comme je suis enclin à le craindre, l’Apatride nago devait avoir le dernier mot, alors s’élèvera dans le ciel lugubre de notre destinée le chant du cygne de mon appartenance à cette nation dont longtemps j’ai rêvé que le Danhomè fût le cœur éternel. Je jetterai au feu de l’anéantissement les oripeaux et la bannière de cette espérance illusoire qui porte le nom de Bénin, mais je garderai dans mon cœur la splendeur inénarrable de ta geste.
Ô Grand Roi, Ô Gbêhanzin Aïjirè, puisse ce cri, par son affligeant message ne te faire te retourner dans ta tombe, pas plus qu’elle ne trouble le repos bien mérité de ton âme après toute une vie de combat !
Par Basile Alladahɔsu,