Le Sort des Hommes-Œufs

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Depuis au moins un demi-millénaire, et au fil des siècles, les Blancs ont été de plus en plus puissants, riches et organisés. Mais cette richesse, cette puissance et cette organisation accrues ont eu un coût humain et moral : pour réaliser cette belle omelette, ils ont dû casser des œufs. Par exemple et pour aller vite, ils ont dû exterminer toute une race en Amérique, ils ont dû transformer les Noirs d’Afrique en esclaves pendant au moins quatre siècles. Ils ont dû aussi mettre les mêmes Africains dans les fers du colonialisme, auxquels ont été enchainés ceux du néocolonialisme qui se poursuit de nos jours. Ils ont fait une flopée d’autres atrocités qu’il serait fastidieux de citer ici, et du reste ils sont toujours à l’œuvre, contre vents et marées, n’écoutant que le cri de leur voracité.

Le racisme est une justification de tout cela. Justification pour soi et  en soi. Les gens qui dominent aujourd’hui et qui sont parvenus là où ils sont se plaisent à croire et à signifier qu’ils ont pu arriver là où ils sont  en vertu d’une supériorité innée qui ne doit rien à l’histoire. D’une certaine manière, le racisme est la substitution d’une nature imaginaire à la vérité historique des rapports anthropologiques. Cette substitution et cette abolition de la vérité historique des rapports anthropologiques copient le modèle des rapports entre l’homme et l’animal. D’une certaine manière, il va de soi dans l’entendement des hommes que  les rapports entre eux et les animaux sont ce qu’ils sont en vertu de la supériorité naturelle de ceux-là sur ceux-ci. Et cette supériorité semble évidente par elle-même, sinon depuis que le monde est monde du moins depuis que l’homme est homme. C’est d’elle que découle le sort des animaux dans nos mains ; sort implacable,  d’une violence inouïe naturalisée, au point que l’homme s’est hissé au sommet d’une chaîne alimentaire dont les animaux constituent les maillons essentiels. Même la dualité homme/animal nous paraît aller de soi. Aussi bien du côté de l’homme où nous répugnons à nous considérer comme eux, malgré des analogies biologiques plausibles, mais aussi du côté des animaux que nous fédérons dans la même identité bestiale indistincte.

Ainsi, selon la représentation du monde des dominants, les rapports entre eux et les autres hommes, entendez les hommes-œufs qu’il a fallu casser pour faire la belle omelette de leur existence de riches de puissants et d’organisés sont constitués sur le même modèle que les rapports entre les hommes et les animaux. Cette représentation sert de bouclier à la mauvaise conscience, l’auto-culpabilisation. S’il n’y a que de la chair humaine à manger et que vos parents vous en apportent en disant qu’il s’agit de la viande de sanglier, même si vous avez de très bonnes raisons d’en douter, vous êtes porté à vous convaincre de leur fable et à la porter à bout de bras pour justifier le fait que vous passiez à table sans états d’âme en ayant un bon appétit. Cette image alimentaire n’est pas fortuite, elle est aussi l’indication que le racisme, est métaphoriquement un cannibalisme dénié. Pour vivre des animaux, il ne faut pas avoir d’égard pour leur vie, il ne faut pas avoir pitié d’eux. C’est pour ainsi dire la loi de la nature.

Certes, il ne faut pas s’enfermer dans une représentation duale mais plutôt plurielle des hommes-œufs. En effet, pourquoi le Noir qui est naturellement victime du racisme en Occident l’est aussi en Chine ou en Inde ? D’une part parce que les Chinois et les Indiens ont intériorisé la représentation du Noir mis au jour par la culture dominante occidentale ; autrement dit le Noir apparaît comme un homme-œuf universel, même lorsqu’il n’a pas historiquement été cassé  en Chine ou en Inde ; d’autre part, parce que, à côté de la fonction dénégatoire du racisme, il y a aussi la fonction d’exclusion. La fonction dénégatoire concerne le passé et l’histoire dans une recherche de continuité morale (si les Noirs étaient des hommes au même titre que nous, on en n’aurait pas fait des esclaves ; si les Amérindiens étaient des hommes au même titre que nous, on ne les aurait pas exterminés, etc…) La fonction d’exclusion est celle qui permet de mettre hors jeu l’autre ou de le disqualifier chaque fois que l’on est confronté à une situation de partage avec lui. ( Le Noir n’est pas un homme au même titre que le Chinois donc il ne mérite pas les mêmes droits ou les mêmes égards, etc.) On retrouve cette fonction d’exclusion à l’œuvre dans le discours de la xénophobie au-delà de son aspect purement raciste.

Pour toutes ces raisons, les homme-œufs du monde — les Noirs et Africains en grande partie — ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour ruiner le racisme. En tout cas, ils ne peuvent pas compter sur ceux qui en Occident ou ailleurs savourent la belle omelette faite en les cassant après avoir durant des siècles cassé leurs ancêtres.

Alan Basilegpo

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